SNCS Hebdo – Rapport Gillet : l’éloge béat de Jupiter
Au mois de décembre 2022, la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Sylvie Retailleau, confiait à Philippe Gillet une « mission sur les évolutions de l’écosystème de la recherche et de l’innovation ». Mission, mais mission de quoi ? Classique mission d’étude – ce que son titre, curieusement, ne dit pas – ou, simplement, mission d’enfumage, pour conforter les préjugés ancrés dans les têtes de ceux qui nous gouvernent, sous couvert d’un semblant de réflexion ?
Le caractère imposé des conclusions proposées par la lettre de mission n’était même pas dissimulé : « partager une seule et même vision stratégique sur un site », « reconnaître le rôle de chef de file des universités à l’échelle d’un site ». C’étaient là autant de lignes directrices présentées comme des évidences pour tenter de masquer qu’elles ne sont que des obsessions politiques. La lettre de mission remise au professeur Gillet fleurait déjà bon l’autoritarisme installé.
Ce qu’on n’avait toutefois pas vu venir, c’est à quel point le rapport produit allait virer au panégyrique d’un système tout autoritaire, intégralement piloté par le haut et, surtout, piloté par un seul chef ! Il faut le lire pour le croire : le rapport Gillet, sous prétexte d’« agilité », met au sommet de son échafaudage idéal une espèce de gourou institutionnel, le « haut conseiller à la science », « interlocuteur unique (…) en charge de proposer les grandes orientations et d’appuyer le Gouvernement dans la définition des priorités nationales ». Au fou !
Nous avons tellement subi l’agression qui consiste, rapports gouvernementaux après rapports gouvernementaux, à suggérer que LA solution serait d’obliger les chercheurs des organismes nationaux à enseigner, que cette idée-là au moins, répétée sous l’autorité de M. Gillet, n’étonne même plus : « si demain tous faisaient entre 32 et 64 h par an nous résoudrions une partie d’un problème chronique ». Cet exemple, tellement irrationnel qu’il est, au fond, insignifiant, a le mérite d’illustrer la totale non-scientificité du discours. Un « problème chronique », mais lequel ? Et quelle « partie » ? On n’en saura pas plus. Tout, dans ce rapport de 80 pages, est de la même eau : slogans et affirmations gratuites y tiennent lieu de raisonnement, en évitant soigneusement d’être précis lorsque cela pourrait perturber le développement. Les auteurs recourent même sans hésiter à de pures inventions : tel le « mythe du chercheur qui ne fait que de la recherche, spécifique à notre pays ». Un peu plus qu’un mythe, quand même, nous sommes là pour le prouver ! Et un gros mensonge : la Société Max-Planck, en Allemagne, les National Institutes of Health (NIH) en Amérique, pour ne citer que ces exemples, emploient aussi quelques chercheurs à temps plein et ne relèvent pas du mythe.
Hélas (si on peut dire), le rapport Gillet ne se réduit pas à une nième déclinaison, fût-elle conçue avec l’aide de ChatGPT, du sujet « Écris-moi un discours réactionnaire sur la recherche qui préconise la disparition des chercheurs scientifiques ». Ayant pris soin de dresser une belle vitrine de culture scientifique (qui ne va tout de même pas jusqu’à restituer à Horace Bénédict de Saussure ses véritables prénoms), les auteurs font œuvre relativement originale en chantant, comme on n’ose plus le faire depuis la fin du XXe siècle, les louanges de l’homme providentiel. Tenir pour évident que « sans [Einstein], (…) nous n’aurions pas la capacité de déployer des technologies et projets industriels sur l’énergie solaire et de penser à de futures sources d’énergie toujours plus propre », c’est le degré zéro de l’épistémologie … Sans Einstein, la découverte de la relativité et la contradiction apportée, dans les années 30, à la mécanique quantique auraient peut-être eu moins d’allure. Mais elles se seraient faites quand même, évidemment. Et les applications aussi !
Encenser une personnalité comme indispensable, fût-elle une grande personnalité scientifique, est déjà imprimer un profond biais à l’histoire des sciences. Cependant un pas supplémentaire est franchi par M. Gillet quand il entreprend de démontrer qu’il faudrait, à la tête du gouvernement de la recherche (si tant est qu’il doive exister), une femme ou un homme, un chef, un vrai ! On reste médusé par l’éloge du pouvoir absolu qui s’ensuit. Certes, un « interlocuteur unique identifié par tous » – dont la statue pourrait donc, on le suppose, avantageusement orner l’entrée de tous les laboratoires – aurait sans doute « plus d’agilité qu’une instance collégiale ». Mais à quoi bon l’agilité si c’est pour prendre des décisions calamiteuses ? Qu’importe ; l’horreur, pour les auteurs du rapport, ce n’est pas l’erreur possible, c’est la multitude : « il faut impérativement éviter (…) une somme de stratégies ou d’initiatives sectorielles empilées et non coordonnées (…) », il faut « remettre de la cohérence dans une stratégie de recherche nationale ». Or nous savons bien, depuis trois siècles au moins, que si la multitude qui ne se réduit point à l’unité est confusion, l’unité qui ne dépend pas de la multitude est, elle, tyrannie† …
Naturellement la multitude des acteurs de la recherche scientifique n’apparaît que furtivement dans le tableau proposé. On comprend que, sous la férule du chef, il y aura des récompensés et des punis : « un échec devra aboutir à des conséquences visibles sur le plan budgétaire ». Succès et échecs sont d’ailleurs envisagés avec un manichéisme total. Quid de l’expérience qui n’a pas tout à fait tenu ses promesses mais n’en a pas été moins formatrice ? Rien du tout. Succès ou échec, pas de milieu – le critère sera évidemment économique. Dans cette ambiance, il n’est plus question que de donner aux futures recrues « des conditions (…) qui les mettent en position de répondre aux appels d’offres ». Euh, peut-être de réfléchir et de faire progresser les connaissances aussi ?
Lieux communs, absence (on préfère le croire) de culture historique, épistémologie de bazar … Le rapport Gillet restera peut-être parmi les nombreux rapports téléguidés par le MESR comme un exemple particulièrement pittoresque de pseudo-réflexion rentrée de force dans le cadre de pensée néo-libéral avec un chausse-pied (et en se trompant de Saussure). Il nous ferait rire si nous n’avions pas, hélas, déjà expérimenté que la probabilité de mise en œuvre des réformes n’est pas forcément proportionnée à leur degré de réalisme et d’objectivité …
† Blaise Pascal, Pensées, 1670