DERNIÈRE MINUTE

Financiarisation du système de santé : quelles conséquences sur le service public et le droit à la santé ?

SNCS-FSU26 février 2025
Article de la VRS n°439 - (Dossier) Quatre ans de réforme des études de santé : et après ?

Le phénomène de financiarisation de l’offre de soins en France s’accélère. Ayant d’abord principalement concerné les cliniques privées, ce phénomène s’est considérablement amplifié. En dix ans, le secteur privé lucratif est ainsi passé de 25 à 35 % de l’offre de soins. Cet article¹ fait un état des lieux de cette accélération et de ses impacts.

Philippe Laville
Membre du Comité national de la LDH et du comité de rédaction de Droits & Libertés, copilote du groupe de travail LDH « Santé, bioéthique », formateur d’enseignants et de soignants

 

Les inégalités sociales et territoriales de santé, tant en amont du soin que dans la non effectivité du droit d’accéder à des soins de même qualité partout pour toutes les personnes en ayant besoin, sont maintenant largement analysées et reconnues, y compris par la plupart des pouvoirs publics qui ont longtemps contesté l’existence même de « déserts médicaux » mais qui continuent à négliger alertes et recommandations préconisées depuis plusieurs décennies². De nombreuses études sont également consacrées aux multiples causes environnementales de maladies évitables, à la faiblesse de la prévention demeurant majoritairement comportementaliste, aux dégradations du service public hospitalier, aux scandaleuses politiques du médicament mises au grand jour à l’échelle mondiale par la pandémie de Covid-19³… Sans oublier les « affaires » ayant conduit des multinationales en justice comme celle du groupe Servier avec le Mediator. Sont aussi bien étudiées les évolutions marchandes de la protection sociale avec les désengagements progressifs de la couverture solidaire par la Sécurité sociale depuis quatre décennies…

Il existe encore peu de travaux sur la pénétration accélérée de grands groupes financiers multinationaux dans la gestion d’établissements de santé⁴ – alors qu’en dix ans, le secteur privé lucratif est passé de 25 à 35 % de l’offre de soins en France – et sur la place prise par le secteur commercial dans de multiples externalisations au sein des hôpitaux publics, par ailleurs soumis aux mêmes exigences de rentabilité et de regroupements de services, avec leurs conséquences sur les patients et les soignants.

Souvent associée à la marchandisation de la santé et à la privatisation du secteur, la financiarisation se distingue pourtant de chacune de ces notions. Elle désigne un processus par lequel des acteurs privés, qui ne sont pas directement professionnels de santé, capables d’investir de façon significative, entrent dans le secteur des soins avec, comme finalité première, de rémunérer l’investissement consenti.

MARCHANDISATION ET CHOIX GOUVERNEMENTAUX

Quelques dates significatives témoignent des évolutions vers une marchandisation accrue de la santé en France :

  • 1982 : opposition à la mise en oeuvre du projet novateur de Jack Ralite, ministre communiste en charge de la santé, d’une « charte de la santé » visant à lutter contre les inégalités, accroître les recrutements et formations de médecins, supprimer le « secteur privé » au sein de l’hôpital public…
  • 1987 : première entrée en bourse de cliniques avec la Générale de santé, regroupement de plusieurs établissements de santé privés à but lucratif dans les Hauts-de-Seine (soins, radiologie…) ayant créé le premier « hôpital » privé à Antony, sous l’égide alors de la Générale des eaux ;
  • 1993 : privatisation du groupe pharmaceutique Rhône- Poulenc, nationalisé en 1982 (sauvetage financier), devenu depuis Aventis puis Sanofi. La seule production publique de médicaments est aujourd’hui celle de laboratoires de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) ; une production en petites quantités, considérée comme non rentable commercialement pour des maladies dites orphelines ;
  • 2009 : loi « Hôpital, patients, santé, territoires (HPST) », dite Bachelot, créant les Agences régionales de santé avec des directions générales toutes puissantes encourageant, dans les établissements publics, un management de type entreprise selon les modèles du secteur privé lucratif. La loi supprime même le terme de « service public » et rebaptise les établissements privés non lucratifs, dits PSPH (« Participant au service public hospitalier »), en ESPIC (« établissement de santé privé d’intérêt collectif »). Est effacée ainsi toute référence aux trois principes du service public : continuité, égalité (ayant valeur constitutionnelle) et mutabilité/ adaptation aux besoins des populations. Résultat : une régression où « la santé des entreprises passe avant celle des individus », comme l’écrit Philippe Batifoulier dans son essai Capital santé – quand le patient devient client⁵. La LDH s’en est indignée en soutenant la pétition nationale « Ne laissez pas faire ! L’hôpital public est votre hôpital ! Défendez-le avec nous ». Pour être rentable, l’hôpital transformé en entreprise devra sélectionner pathologies et patients, diminuer le nombre de personnels : moins d’infirmières, moins d’aides-soignantes, moins de médecins, moins de secrétaires, moins d’assistantes sociales. Il est alors prévu de supprimer 20 000 emplois dans l’ensemble des hôpitaux…

Depuis, comme dans de nombreux autres services publics, les dégradations du service public de santé n’ont pas cessé⁶. L’aggravation a été maximale en 2018 dans les services et établissements pour personnes âgées, expliquant le mouvement social inédit de leurs personnels soutenus par l’association regroupant la majorité des directions d’établissements publics et associatifs⁷. Les mobilisations ont été ensuite très importantes dans le service public hospitalier en 2019 et jusqu’au début de la pandémie, particulièrement dans les services d’urgence et en psychiatrie, dans un contexte de pratiques managériales insupportables et de dégradation de la démocratie sanitaire.

La pénurie de personnels s’est accrue sous le triple effet de suppressions de postes et de services (passage de 11,1 à 6 lits/1000 habitants, soit – 46 % entre les années 1980 et 2017), de non remplacements de départs en retraite et de l’insuffisance de formations et de recrutements de médecins comme de personnels paramédicaux. La pyramide des âges et l’usure prématurée et accrue des personnels du fait de leurs conditions de travail ne sont pas prises en compte. Des démissions s’en suivent, aggravant la pénurie…

EXTERNALISATIONS ET GROUPES FINANCIERS

Pendant que cette spirale infernale dégrade gravement la capacité du service public à assurer partout une égale qualité soignante, de nombreuses fonctions d’établissements publics de santé sont de plus en plus sous-traitées par des contrats commerciaux avec des entreprises, allant de pair avec une précarisation des emplois les moins rémunérés (comme dans la plupart des services publics⁸). Cela a commencé il y a plusieurs dizaines d’années par ce qui ne se voyait pas trop (blanchisserie, analyses biologiques, équipement et maintenance techniques…) avant de se généraliser massivement (tâches de gestion, communication, d’archivage des dossiers patients, restauration, entretien… et vente de service aux hospitalisés en chambre particulière). Ces « externalisations » aux prétextes d’économies, d’efficacité… ont négligé les effets négatifs pour les patients, en particulier en supprimant la complémentarité, avec les équipes soignantes, des salariés d’entreprises privées chargées de la restauration et de l’entretien des chambres (de surcroit souvent mal payés/formés/ équipés pour de telles tâches).

Si l’existence d’un secteur privé à but lucratif est ancienne dans le secteur de la santé, la liberté de choix n’existe plus sur de nombreux territoires, au détriment du patient. Ainsi, après un malaise ou accident, on risque de plus en plus de se réveiller dans le service d’urgence d’un établissement privé commercial sans le souhaiter, du fait de la carte sanitaire dans de nombreux départements où, depuis une douzaine d’années, des grands groupes financiers profitent de fermetures d’hôpitaux publics ou de leurs services, particulièrement les services d’urgence, pour occuper massivement le terrain⁹.

Les groupes les plus puissants, dirigés non plus par des professionnels de santé mais par des acteurs du monde de la finance, rachètent ainsi ce qui reste de cliniques isolées et d’établissements privés non lucratifs, notamment mutualistes, après avoir absorbé au passage d’autres groupes commerciaux plus anciens déjà évoqués¹⁰. Il y a même, maintenant, un service mobile d’urgence et de réanimation (SMUR) privé rattaché à un établissement à but lucratif…

Aux quatre groupes les plus importants (RAMSAY, ELSAN, Vivalto Santé, Almaviva Santé), à la fois en chiffres d’affaire et nombre d’établissements d’hospitalisation rayonnant également sur l’imagerie médicale (RAMSAY se projetant aussi dans l’ambulatoire et des centres de santé privés – en « profitant » de déserts médicaux – pouvant promotionner ses cliniques…), il convient d’ajouter des groupes qui ont une place importante dans le médicosocial, comme KORIAN (largement en tête en nombre d’établissements), ORPEA, qui a défrayé la chronique pour sa gestion des établissements pour personnes âgées, mais qui gère aussi des établissements « soins de suite et réadaptation » (SSR) et, sous l’appellation CLINEA, plus de mille établissements en santé mentale essentiellement (dans 23 pays) qui mériteraient sans doute aussi une étude approfondie, puis LNA Santé, DOMUS Vi.

Enfin, en élargissant un peu le regard à l’ensemble du système de santé, on ne peut pas ne pas évoquer la puissante multinationale FRESENIUS ayant le monopole de nombreux produits de santé – distincte cependant de l’industrie pharmaceutique (non analysée ici) – et enfin les grands groupes dopés par la crise du Covid ayant absorbé la plupart des laboratoires d’analyse biologique qui ne sont plus dirigés que par des financiers : Biogroup-LCD, Inovie, Cerba, Synlab/ Labco, EUROFINS… Une étude approfondie reste à conduire sur la proximité des grands actionnaires, dirigeants, de ces grands groupes en lien avec l’assurantiel (Axa notamment) et les interactions de ces diverses structures, dont les principaux profiteurs sont, pour une large part, des fonds de pension américains. On pourrait aussi s’interroger sur la situation de monopole et sur la protection des données personnelles de santé de la société DOCTOLIB, devenue leader de l’e-santé en Europe, qui assure un service important, efficace et coûteux pour la prise de rendez-vous et le suivi des patients, y compris dans des hôpitaux publics… Ce service n’aurait- il pas dû être une initiative de service public ?

PRÉDATION FINANCIÈRE ET MALTRAITANCES

Comme dans quelques autres domaines plus récemment (crèches privées, officines dentaires…), l’affaire ORPEA a montré clairement, grâce aux investigations de Victor Castanet sur les EHPAD « de luxe », décrites dans Les Fossoyeurs¹¹, que les appétits marchands ne devraient pas exister en santé car produisant immanquablement une altération de la qualité des soins et un surcoût de dépenses de santé.

Comment est-il donc possible de faire des profits et payer des actionnaires, alors que les financements réglementés laissent généralement peu de marges en dehors des dépassements d’honoraires (DH) ? Voici une petite liste, non exhaustive, de pratiques observées plus ou moins légales, les premières étant déjà mises en oeuvre depuis longtemps pour permettre à des établissements privés d’enrichir leurs actionnaires :

  • investir les secteurs de santé les plus rémunérateurs, particulièrement la chirurgie répétitive, la T2A (acronyme de la « Tarification à l’activité ») avantageant les actes techniques courts et isolés sur des patients ne nécessitant qu’un faible suivi ou des patients « captifs » arrivant en service d’urgences – ce que rend possible la loi HPST – avec possibilité de transfert rapide dans un service où les DH deviennent possibles ;
  • ne pas accepter ou évacuer vers le service public, sous divers prétextes, les patients décrits comme des « patates chaudes » : pauvres et/ou présentant des polypathologies, en particulier associant des maladies chroniques (douze millions de personnes concernées) pouvant nécessiter des séjours longs et complexes mal financés, ou encore les patients subissant des accidents de parcours ;
  • réduire les coûts salariaux de soignants en multipliant stagiaires, CDD « faisant fonction »…, en dehors de l’environnement opératoire immédiat (pour les cliniques ou hôpitaux privés commerciaux), et réduire le nombre de stagiaires visibles lors de l’évaluation des établissements ;
  • encourager des actes inutiles, en imagerie ou analyses biologiques notamment, parfois difficiles à identifier comme tels, ou plus ou moins réalisés (en particulier de déplacements sanitaires injustifiés) qui constituent des escroqueries à la Sécurité sociale ; voire même encourager des actes chirurgicaux rentables au détriment du droit à des soins d’égale qualité ;
  • réduire les services fournis ou les facturer au maximum : toilettes, repas/protections… (voir l’affaire Orpea notamment) avec parfois des frais indus ajoutés à la facture ;
  • faire des opérations financières avec revente de parts dégageant une plus-value importante, au détriment de la continuité des soins… Ne serait-il pas temps, alors qu’on parle de plus en plus de biens communs, de peser pour que les services de santé deviennent des « institutions du commun », avec ce que cela pourrait dynamiser, d’enclencher un dispositif avec les principaux acteurs de la santé, les organisations de patients et de défense des droits, pour que cela devienne l’affaire de tous, dans le cadre d’une démocratie sanitaire à rénover… en stoppant la dénaturation du système de santé avant qu’il ne soit trop tard ?

Selon Arnaud Bontemps, magistrat à la Cour des comptes et co-porte-parole du collectif Nos services publics*, les grands groupes privés captent actuellement « 53,4 % des séjours en chirurgie, c’est-à-dire une majorité d’actes très programmables et parmi les plus rentables ».

Le collectif Nos services publics a publié Le rapport sur l’état des services publics en septembre 2023, dont un chapitre concerne la santé. https://nosservicespublics.fr/rapport-etat-services- publics-2023

¹ Avec l’aimable autorisation de la rédaction de la revue nationale LDH, Droits & Libertés, nous publions ici une version réduite et très légèrement actualisée par son auteur, de l’article dont l’intégralité est accessible dans son n° 204 en pp. 15-18 (https://www.ldh-france.org/dl-numero-204/) sous le titre « Financiarisation du système de santé : impacts », dans le prolongement d’un atelier organisé par la LDH avec plusieurs partenaires, dont le SNCS et le SNESUP lors de l’Université d’été des mouvements sociaux (UEMS) de 2023.
² Avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) adopté unanimement le 17/2/2022, à la rédaction duquel l’auteur de cet article avait participé. https://miniurl.be/r-5v1d
³ Voir par exemple : Fabienne Orsi, juin 2021, « Brevets et levée des brevets dans un monde financiarisé ». Droits & Libertés n° 194. https://miniurl.be/r-5v1e Dossier de la VRS 425 « Vaccins et vaccinations anti-Covid, entre science, business et politique ». https://miniurl.be/r-4his Maurice Cassier, 2023. Il y a des alternatives. Une autre histoire des médicaments (XIXe-XXIe siècle). Seuil, « Liber », 336 pages
⁴ Yann Bourgueil et Daniel Benamouzig, 2023. La financiarisation dans le secteur de la santé : tendances, enjeux et Perspectives. Note de la Chaire santé de SciencesPo de Paris qui porte principalement sur la biologie et radiologie. https://miniurl.be/r-5v1f Corinne Imbert, Bernard Jomier et Olivier Henno, 24/9/2024. Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires sociales du Sénat sur la financiarisation de l’offre de soins. https://www.senat.fr/rap/r23-776/r23-7761.pdf
⁵ La Découverte, coll. « Cahiers livres », Paris, 2014.
⁶ Leurs fondements et leurs conséquences sur le service public hospitalier, à travers l’ensemble des politiques conduites depuis plus de trente ans, ont été bien analysés par Pierre-André Juven, Frédéric Pierru et Fanny Vincent dans « La casse du siècle – A propos des réformes de l’Hôpital public » publié en 2019 dans Raisons d’agir.
⁷ Association des directeurs au service des personnes âgées. Mobilisée depuis des années (en partenariat avec la LDH contre l’âgisme et pour l’effectivité du droit à une citoyenneté active jusqu’aux derniers instants de la vie. https://ad-pa.fr/
⁸ Une présentation détaillée en a été faite lors de l’UEMS par le médecin hospitalier Philippe Bizouarn, s’appuyant sur son expérience de 35 années au CHU de Nantes, sur un rapport parlementaire et sur la note d’avril 2021 du Collectif Nos services publics titrée « 160 Md€ d’externalisations par an : comment la puissance publique sape sa capacité d’agir ». Lien vers le diaporama : https://partage.ldh-france.org/s/DwiYEqSYoNFs9z6
⁹ Le géographe de la santé Emmanuel Vigneron et son équipe de l’université de Montpellier ont publié, dans Le Monde du 30/7/2018, des cartes qui montrent la localisation des 95 services d’urgences supprimés depuis 1995 et des 173 créés dont 124 dans le privé lucratif (créations rendues possible par la loi HPST de 2009), 35 dans le service public (pour 60 supprimés !) et 14 dans le privé non lucratif (pour 35 supprimés). Voir image 17 du diaporama : https://partage.ldh-france.org/s/DwiYEqSYoNFs9z6
¹⁰ La Générale de santé, dont nous avions pu observer de près dans les années 1990-2000 sa propension à réclamer massivement des stagiaires en formation pour pallier son manque de soignants titulaires, est devenue « Ramsay-Générale de santé » en 2014 avant la disparition de son nom en 2019 dans la filiale française « Ramsay santé » du groupe multinational d’origine australienne.
¹¹ Publié en 2022 chez Fayard.

 

Cet article est tiré du n°439 de notre revue la Vie de la Recherche Scientifique (VRS). Retrouvez l’ensemble des numéro dans notre rubrique VRS.



Nous contacter

SNCS-FSU
Campus CNRS d’Ivry-sur-Seine
27 rue Paul Bert
94 200 Ivry-sur-Seine

Tel : +33 1 49 60 40 34


NOUS ECRIRE



A decouvrir


  


A voir aussi

ADHESION

ARCHIVES

AGENDA

LIENS UTILES