Liberté académique : l’enjeu démocratique
Liberté de recherche, liberté d’enseignement, liberté d’expression : les enjeux liés aux libertés académiques (ou libertés universitaires) – au pluriel ou, si l’on considère qu’elles forment un tout, à la liberté académique – au singulier, concernent les conditions de production du savoir, de sa transmission, de son utilisation. Loin de se réduire à un « droit corporatif » ou à un privilège professionnel, les libertés académiques intéressent aussi le corps social tant elles se trouvent liées à la fois au droit à l’éducation et à l’exercice même de la citoyenneté.
Michel Maric
Responsable International du SNESUP-FSU
Tout comme la liberté de la presse, la liberté artistique ou la liberté syndicale, bien que rarement associée aux droits et libertés en démocratie, la liberté académique relève pourtant tout autant d’un enjeu démocratique. Loin de se réduire à un privilège professionnel, elle doit permettre de garantir que les connaissances sont produites dans des conditions compatibles avec la « recherche de la vérité », que leur diffusion est accessible au plus grand nombre ou que le débat démocratique s’organise de façon éclairée. Elle participe de la liberté de conscience et conditionne l’effectivité du droit à l’éducation. Elle constitue également, tant sur le plan individuel que collectif, un enjeu syndical.
DÉLÉGITIMATION DU SAVOIR ET REMISE EN CAUSE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
Partout dans le monde, les attaques contre la liberté académique se sont multipliées. La situation française se caractérise à la fois par l’omniprésence désormais d’un populisme anti-savant·e·s, une volonté de délégitimation du savoir, mais aussi par un système de recherche et d’enseignement supérieur public « empêché » d’accomplir ses missions, faute de recrutements et de financements suffisants et par une caporalisation liée au pilotage. Dans la période récente, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) lui-même a cherché à intimider la communauté universitaire, ouvrant la voie à nombre d’actes hostiles à l’égard des universitaires, décomplexant l’extrême droite et tous les populismes.
Depuis un an, les attaques semblent plus nombreuses et plus fortes encore. En mars 2024, un Premier ministre fait intrusion dans le Conseil d’administration de la Fondation nationale de Science politique, au mépris du principe d’autogouvernement des universités et de la libre délibération de ses organes internes. En avril 2024, un député conservateur dépose une proposition de résolution pour créer une commission d’enquête « relative à l’entrisme idéologique et aux dérives islamo-gauchistes dans l’enseignement supérieur ». En septembre 2024, ce député est nommé ministre de l’ESR. En octobre 2024, l’extrême droite reprend le projet à son compte en proposant la création d’une commission d’enquête « relative à l’infiltration des idéologies contraires aux valeurs de l’État dans l’enseignement supérieur ». En novembre 2024, un groupe d’agriculteurs de l’influente alliance entre la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et les Jeunes Agriculteurs (JA) ira jusqu’à murer l’entrée de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) : « on finance un institut national à un milliard d’euros par an qui ne nous apporte que des contraintes » prétendent-ils, parvenant en une seule formule à laisser croire qu’ils supportent seuls le coût du financement de l’institut – pourtant public, et à exiger que son travail soit orienté à leur bénéfice exclusif – au mépris de l’intérêt général. Fait notable, le terrible silence du ministère de l’Agriculture laissant les chercheurs bien seuls. Et l’on pourrait multiplier les exemples, ad nauseam.
UN « PRIVILÈGE » PROFESSIONNEL ?
Ces attaques s’inscrivent dans un contexte global de menace sur les libertés. Nous l’écrivions dans ces colonnes il y a deux ans : liberté de la presse, liberté artistique, liberté syndicale ou liberté académique sont le plus souvent simultanément menacées.
En matière de liberté artistique, il est notable de constater les polémiques ayant entouré la cérémonie d’ouverture des Jeux de Paris 2024, notamment autour de la chanteuse Aya Nakamura. La mobilisation des milieux artistiques et quelques soutiens politiques permettront qu’in fine la Garde républicaine entoure symboliquement la chanteuse pendant qu’elle s’interroge dans les termes d’un titre « patrimonial » (« Je ferais mieux d’aller choisir mon vocabulaire / Pour te plaire / dans la langue de Molière ») et que la réponse aux populistes soit assurée, dans les termes de la chanteuse cette fois, par la Garde républicaine elle-même : « Y’a pas moyen Djadja ». Mais qui pourrait considérer que la question de la liberté artistique relève ici exclusivement du privilège réservé à cette artiste ?
En matière de liberté de la presse, si l’impressionnante concentration des médias est bien connue, elle va désormais, depuis novembre dernier, jusqu’au contrôle de l’École supérieure de journalisme de Paris, la plus ancienne école de formation de journalistes au monde. Si l’on ajoute le contrôle de maisons d’édition ou celui s’exerçant sur la très grande majorité des manuels scolaires, on mesure la volonté d’influence, non dissimulée d’ailleurs, un choix de peser sur le débat public. « Bataille culturelle », voire « guerre culturelle » : en termes militaires, le constat selon lequel « la démocratie perd des positions » est largement partagé et l’on mesure, sur l’ensemble de la société, les effets de l’affaiblissement de cette profession et ses conséquences sur la qualité du débat démocratique lui-même. Mais qui pourrait considérer que la question de la liberté de la presse relève exclusivement des privilèges liés à la profession de journaliste ?
Dans la rhétorique de réduction de toutes les libertés démocratiques à des privilèges professionnels ou corporatistes, à des droits exercés par des individus dans leur seul intérêt, la liberté académique elle-même se trouve régulièrement réduite à l’apanage des savants et finalement à un « privilège de l’élite intellectuelle », faisant la leçon « du haut de sa chaire ». Ce sont les mêmes arguments dans nombre de pays désormais. Tous les populistes recourent aux mêmes ficelles lorsqu’il s’agit de discréditer l’ESR, jouant sur ce qui pourrait être perçu comme de l’élitisme. Élitisme, ou revendication d’une expertise supérieure, dont il est évidemment permis de se méfier en démocratie. A l’instar du professeur d’anthropologie sociale Timothy Ingold, il faut d’ailleurs noter l’impossibilité de défendre la liberté académique comme un privilège de savants jaloux de la protection de leurs droits ou comme prérogative refusée aux autres citoyens. Car la liberté n’est jamais un privilège, ni même un droit, et constitue fondamentalement un instrument. Ici, elle constitue un instrument de dialogue, finalement une interdépendance, une ouverture à la différence, à la variété des approches et des méthodes. Mais elle suppose aussi la confiance souligne Ingold : « la perte de confiance est le pire ennemi de la liberté académique ». La perte de confiance substitue la surveillance à l’autonomie, le contrôle à l’autodétermination. Les attaques répétées, le dénigrement du savoir et des savants, la perte de confiance qu’elles entraînent, peuvent expliquer la somme de questions, pour ne pas dire de défis, auxquels les professions académiques se trouvent aujourd’hui confrontées.
L’une des spécificités françaises, liée au statut de fonctionnaire, réside dans le devoir de réserve dont les enseignants-chercheurs sont explicitement exemptés par leur statut. Or, l’affirmation d’une volonté de préciser les contours de la liberté académique peut apparaître à la fois comme le témoin d’un recul de la confiance et un instrument permettant, à force de définitions plus ou moins réductrices, de la circonscrire.
UNE INJONCTION À CIRCONSCRIRE
Dans un contexte de multiplication des attaques, les tentatives de circonscrire la liberté académique se sont elles aussi accrues dans la période récente. Dès l’instant où il s’agit de la définir avec précision, de délimiter un périmètre ou de la mettre en charte, nous mesurons à quel point la liberté académique se trouve instantanément réduite. Car, de quelle liberté d’expression disposons-nous s’interroge-t-on dès lors ? Intra-muros ? Et extra-muros ? Comme si l’une pouvait aller sans l’autre. Et le sujet soulève conjointement d’autres questions : à commencer par celle de savoir si notre liberté académique est liée à nos fonctions ou à notre statut ? En supposant, là encore, que la liberté fonctionnelle puisse s’exercer sans liberté statutaire…
Deux traditions existent ici : la tradition nord-américaine, qui passe par des définitions précises, et une tradition européenne que traduit la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2000) avec une portée juridique équivalente à celle des traités européens. Son article 13 (« Liberté des arts et des sciences ») ne comporte pas plus de treize mots : « les arts et la recherche scientifique sont libres. La liberté académique est respectée ». Car, tout comme les libertés de manière générale, la liberté académique s’entend d’abord comme la plus grande liberté possible.
En matière de recherche, elle suppose le libre choix de ses objets de recherche, des modalités de la recherche et de ses méthodes, ou encore du moment et du mode d’expression de ses résultats. À distance déjà d’un financement de la recherche se réduisant aux appels à projets. De la même manière, la liberté d’expression est une composante essentielle de la liberté académique qui, par essence, ne souffre d’aucune limite, pas même celle de neutralité. Le Conseil constitutionnel notera d’ailleurs que les fonctions académiques non seulement « permettent » mais aussi « demandent », « dans l’intérêt même du service » de garantir la liberté d’expression des universitaires. L’indépendance des universitaires est ainsi définie depuis 1984 par une décision du Conseil constitutionnel : « les fonctions d’enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent dans l’intérêt même du service, que la libre expression et l’indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leurs sont applicables ».
La liberté d’expression académique apparaît ainsi à la fois plus forte que la liberté d’expression et plus réduite que la liberté d’expression. A proximité du free speech – tel qu’il existait aux États-Unis avant la réélection de Donald Trump – la liberté d’expression académique comporte une absolue liberté de pensée, de recherche, de discussion et d’enseignement pour les membres de la profession académique. Mais, cette liberté ne se défend qu’à la seule condition qu’elle soit assise sur un savoir, une démarche scientifique, des faits, des expériences, des démonstrations rationnelles, une honnêteté intellectuelle… Il est alors non seulement permis mais souhaitable que les universitaires puissent aller à l’encontre de l’opinion commune ou d’intérêts particuliers : « Et pourtant, elle tourne ! », les vaccins sont utiles, certaines activités agricoles constituent une menace pour l’environnement…
Cette liberté d’expression académique concerne, bien entendu, la liberté d’expression intra-muros, dans la tradition de la disputatio, discussion organisée, dialectique, qui constituera même une technique d’examen dans les universités dès le XIIIème siècle. Et extra-muros alors ? Mais ici, la liberté d’expression académique n’est-elle pas a minima celle de tous les autres ? Le droit ne doit-il pas garantir en outre, précisément dans l’intérêt général, la libre expression des intellectuels et des savants, leur protection de toute ingérence ? La question se trouve alors immédiatement liée à celle de savoir si cette liberté d’expression est individuelle (liée aux titres et aux fonctions) ou si elle relève de l’institution d’appartenance. Finalement, s’agit-il ici d’une liberté individuelle ou d’une liberté collective ? Mais, à distance d’une approche strictement analytique voire juridique, ne s’agit-il pas, surtout, de se demander si l’une est possible sans l’autre ?
Parmi les attaques contre la liberté académique, certaines apparaissent plus insidieuses que d’autres. En 2023, l’association des présidents d’universités disait vouloir inscrire dans la Constitution une protection des libertés académiques par les établissements eux-mêmes. Ce qui revenait, en réalité, à constitutionnaliser l’autonomie des établissements. Plus récemment, l’Association européenne des présidents d’universités se donnait pour ambition, dans un opus posant principes et lignes directrices en matière de liberté académique, de définir la liberté académique… en la réduisant d’emblée, dès les premières lignes du rapport. Et il faut rappeler, à l’instar du Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU, que la liberté académique constitue une condition de la pleine réalisation du droit à l’éducation : de la production des connaissances à leur transmission. L’éducation, en ce qu’elle permet de développer une pensée critique, de penser par soi-même, de manière autonome, est une condition fondamentale de l’exercice même de la citoyenneté et d’existence même de la démocratie. A fortiori dans le contexte d’une dégradation du débat public et de graves menaces pesant désormais sur les démocraties.
UN ENJEU SYNDICAL
Enfin, comment ne pas voir l’importance de l’enjeu syndical en matière de défense de la liberté académique ? Sur le plan individuel, bien sûr, et de façon évidente face aux poursuites-bâillon ou face à la véritable mort professionnelle que constituent les exclusions de laboratoire. Sur le plan collectif, en matière de promotion de l’égalité, la question des libertés académiques des femmes, de leur accès aux directions de laboratoires, aux responsabilités de formations et donc de leur pouvoir réel de décision et d’orientation en la matière doit aussi être posée au regard du durcissement et de la dégradation des conditions de travail ou des conditions d’emploi et de rémunération. De la même façon, l’importance de la lutte contre la précarité se justifie également au regard de l’importance de la liberté académique comme condition d’exercice même de notre profession tant elle concerne tous les savants quel que soit leur contrat de travail. Avec l’accroissement de la précarité, de nouveaux rapports de pouvoir apparaissent (entre précaires et statutaires, par exemple) et cela entraîne de nouvelles relations au sein des collectifs, susceptibles de fragiliser les coopérations.
Il est parfois reproché, à nos professions, leur individualisme excessif. Cet individualisme constituerait alors notre plus grand défi. Car les réformes, qui découlent de la volonté de marchandisation de l’enseignement supérieur et de mise en concurrence des universités et des laboratoires, contribuent largement à fragiliser, quand ce n’est pas à détruire, les collectifs de travail, les équipes pédagogiques ou les collectifs de recherche. Et cela fait peser un risque sur la qualité du débat académique : la « culture de l’excellence », la promotion de « stars » ou de keylabs, la pression mise sur la communauté académique, le financement par appels à projets, l’oubli absolu de la sérendipité dans ce contexte, s’accompagnent non seulement d’une dégradation des conditions de travail et d’isolement, mais aussi d’un risque réel de perte de qualité dans les travaux, les publications ou les enseignements. Que l’on se rappelle les déclarations de Georges Charpak, prix Nobel de Physique, inventeur des détecteurs de particules, affirmant qu’il ne serait jamais allé au bout de ses travaux si on ne l’avait pas laissé poursuivre son travail en paix pendant vingt ans avec la pleine liberté de chercher, sans résultat prédéfini, ce qu’il ne pouvait ni décrire, ni prévoir.
Mettre l’enseignement supérieur et la recherche au service exclusif de l’économie, transformer l’université en une industrie de services, réduire les formations aux compétences qu’elles permettent de mobiliser, délégitimer les personnels et la production même du savoir, dégrader les conditions de sa production, tout cela devrait apparaître comme inconséquent, y compris à ceux qui sont porteurs de l’absurde volonté de mise en concurrence internationale de tous contre tous. Loin de permettre de remporter une quelconque compétition internationale, cela risque de dégrader le niveau d’éducation et de contribuer à affaiblir plus encore la démocratie.
Cet article est tiré du n°440 de notre revue la Vie de la Recherche Scientifique (VRS). Retrouvez l’ensemble des numéro dans notre rubrique VRS.