Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire au Québec : enjeux de sa mise en application

SNCS-FSU27 mai 2025
Article de la VRS n°440 - Dossier - Liberté académique : résister à la délégitimation du pouvoir

Depuis juin 2022, une loi protège la liberté académique dans les universités québécoises. Le contexte singulier dans lequel cette loi a été promulguée est retracé avant de discuter de ce que contient la loi et de ce que donne sa mise en application.

Madeleine Pastinelli
Présidente de la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPU)

 

Cela fera trois ans cette année que le Québec dispose d’une loi, qui protège la liberté académique dans les universités. La loi a été adoptée dans un contexte assez improbable, qu’il faut rappeler parce qu’il éclaire ce que sont aujourd’hui les enjeux de sa mise en application. La loi sur la liberté académique a été adoptée non pas par un gouvernement qui se serait inquiété des pressions subies par les collègues et qui nuiraient à l’avancement des connaissances ou à la pensée critique, mais plutôt par un gouvernement de centre-droit, soucieux avant tout de plaire à un électorat « anti-woke ».

UN CONTEXTE DE SANCTION

L’intérêt du gouvernement pour la liberté académique a émergé en 2020, dans le contexte de l’affaire Lieutenant Duval, après qu’une enseignante contractuelle, qui enseignait à l’Université d’Ottawa – donc en Ontario, dans une autre province que le Québec – a été sanctionnée par son administration pour avoir prononcé le mot en « n » (n-word ) devant ses étudiants. L’enseignante était blanche, plusieurs de ses étudiantes étaient racisées et ont manifesté leur malaise. Au lieu d’utiliser l’expression « n-word » qui est, pour ainsi dire, consacrée en anglais, l’enseignante avait prononcé le mot, dans un contexte où il ne s’agissait pas d’insulter quelqu’un, mais plutôt d’expliquer comment une étiquette qui, à l’origine, était une insulte pouvait être l’objet d’une réappropriation positive par ceux-là même que le terme visait à dénigrer. L’affaire a donné lieu à un intense débat de société au Québec où on se demandait ce que doit ou non être la liberté de parole des enseignants, s’il y a des mots ou des œuvres qu’on devrait interdire en classe, ce que sont les rapports de pouvoir à l’université et jusqu’à quel point on doit ou pas tenir compte de la sensibilité des étudiants, et notamment de ceux appartenant à des groupes minoritaires.

De l’avis de certains, si cette enseignante était sanctionnée c’est parce que les « wokes » avaient trop de pouvoir et d’influence dans les universités. Le premier ministre a dit que si ça pouvait se produire en Ontario, on n’allait pas laisser ceci arriver au Québec, qu’on n’allait pas laisser les minorités imposer leurs sensibilités dans les universités et donc qu’il fallait protéger la liberté académique. C’est dans ce cadre-là que le gouvernement s’est intéressé à la liberté académique et a mis sur pied une commission ayant le mandat de faire un état des lieux des problèmes, mais aussi des protections existantes de la liberté académique au Québec et de proposer des orientations au gouvernement pour mieux la reconnaitre et la protéger. La commission en question n’était pas une commission partisane, elle a fait un travail conséquent et remarquable, il faut le dire parce que ça n’allait pas de soi au vu du contexte, et a déposé un rapport recommandant au gouvernement l’adoption d’une loi pour protéger la liberté académique. Voilà pour le contexte.

QUI PROTÈGE LA LOI

Les principes de la loi sont succincts, mais importants. Ils balisent d’abord la mission des universités, qui est de produire et de transmettre des connaissances et ils reconnaissent explicitement que, outre l’enseignement et la recherche, les services à la collectivité font partie de cette mission ; ils soulignent ensuite le fait que les universités doivent être propices au débat, puis font explicitement référence à la recommandation de l’UNESCO de 1997 pour affirmer que le plein exercice des libertés académiques suppose l’autonomie des universités et que les deux sont essentielles à la réalisation de la mission universitaire.

Une des originalités de la loi, c’est qu’elle ne protège pas seulement les enseignants et les chercheurs. Elle affirme que le droit à la liberté académique s’applique à toute personne qui exerce une activité par laquelle elle contribue à l’accomplissement de la mission d’un établissement d’enseignement, ce qui inclut donc une large partie du personnel comme les professionnels de recherche, mais aussi les étudiants de maîtrise et de doctorat (puisqu’ils font de la recherche), mais peut-être même également des étudiants de 1er cycle. La loi, en revanche, ne s’applique qu’aux universités et ne couvre donc pas les cégeps, des collèges qui sont des établissements postsecondaires relevant donc de l’enseignement supérieur. Récemment, les camarades de la Fédération de l’enseignement collégial ont réclamé qu’on étende la loi pour l’appliquer également dans les cégeps. C’est assurément souhaitable de mieux y protéger la liberté académique, mais nous préférerions de loin une loi spécifique pour les ­cégeps parce qu’il est plus difficile d’affirmer leur autonomie : comme pour le secondaire, les programmes dans les cégeps sont définis par le ministère. On craint que, si le gouvernement ne modifie la loi pour couvrir les cégeps, se soit le prétexte idéal pour faire passer à la trappe le principe d’autonomie des universités.

La loi définit le droit à la liberté académique comme étant le droit d’exercer des activités qui contribuent à la mission universitaire sans contrainte doctrinale, idéologique ou morale (et donc sans censure institutionnelle – c’est explicite dans la loi, elle nous protège donc aussi des pressions qui pourraient venir de nos administrations et pas que de l’extérieur). Le texte précise que ce droit comprend la liberté d’enseignement, de discussion, de recherche, de publication, de participer aux activités d’organisations professionnelles ou scientifiques et d’exprimer des opinions sur la société et les institutions y compris l’établissement duquel on relève. Bref, la loi nous garantit le droit de critiquer la gouvernance de nos universités. C’est essentiel, autrement on pourrait nous opposer le devoir de loyauté des salariés vis-à-vis de leur employeur qui est prévu dans le Code civil pour nous faire taire dans le cas où on se montre critique de nos administrations.

Un autre élément important est que cette liberté dans la loi n’est pas restreinte au champ d’expertise des collègues – c’était le cas dans la version initiale du projet de loi et c’est un des éléments sur lesquels il a fallu se battre pour que le projet de loi soit amendé, autrement la formule prévue initialement protégeait la liberté académique uniquement tant qu’on demeurait dans son champ d’expertise. Cela aurait donné à nos administrations le pouvoir d’enfermer chacun dans son carré de sable et de lui interdire d’en sortir. Pour s’opposer à cela, on avait entre autres choses fait valoir l’importance de l’interdisciplinarité et des bifurcations de parcours dans la carrière des chercheurs pour défendre le fait qu’on ne pouvait pas enfermer les collègues dans leur domaine d’expertise. L’autre problème posé est évidemment celui consistant à savoir qui allait avoir l’autorité de définir les limites du champ d’expertise de chacun. Cela a été une victoire vraiment importante.

D’IMPORTANTES ZONES GRISES

En revanche, la loi comporte quand même une limite importante, qui est qu’elle précise que le droit à la liberté académique doit s’exercer en conformité avec les normes d’éthique et de rigueur scientifique généralement reconnues par le milieu universitaire et en tenant compte des droits des autres membres de la communauté universitaire. Et tout l’enjeu est de savoir dans quelle mesure les normes de rigueur scientifique peuvent imposer d’aller dans le sens du consensus établi et dans quelle mesure les normes d’éthique peuvent conduire à ce qu’on interdise aux chercheurs de poser des questions ou d’aborder des phénomènes sous des angles qui ne plaisent pas à certains groupes qui peuvent être concernés ou même visés par la recherche. Là, il y a d’importantes zones grises qui vont éventuellement s’éclairer à mesure que des tribunaux rendront des décisions.

Ce qui est clair c’est que c’est essentiellement cette formule prévue dans la loi, qui dit que la liberté académique doit s’exercer en conformité avec les normes d’éthique et de rigueur scientifique, qui limite le plus la liberté académique. Un collègue de l’Université de Laval a été suspendu, puis finalement congédié, pour avoir exprimé son opinion publiquement sur les vaccins ARN contre la covid. L’université considère qu’il a enfreint les règles prévues dans la politique institutionnelle d’intégrité en recherche, considérant que l’expression de ses opinions est assimilable à un exercice de développement d’une problématique de recherche, donc qu’il s’agit non pas simplement d’exprimer une opinion, mais de faire de la recherche et qu’il n’a pas respecté le principe de rigueur scientifique voulant que, dans la construction d’une problématique, il faut considérer l’ensemble des connaissances disponibles, alors qu’il se réfère uniquement aux travaux qui confirment son opinion, autrement dit qu’il fait du « cherry picking », ce qui justifiait de le sanctionner. Le syndicat conteste bien sûr les sanctions qui lui ont été imposées. La cause a fini en arbitrage et on est en attente de la décision de l’arbitre qui va être très importante, parce que ce sera la première décision, depuis l’adoption de la loi, à dire quelque chose quant à la manière dont on peut ou pas évoquer les normes de rigueur scientifique pour restreindre la liberté académique.

COMMENT PROTÉGER LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE ?

La loi prévoit par ailleurs une obligation pour les universités d’avoir une politique sur la liberté académique par laquelle chaque établissement doit se doter d’un comité chargé de recevoir et de traiter des plaintes. Autrement dit, la loi comporte un mécanisme devant conduire chaque institution à se doter d’une structure pour protéger la liberté académique. Or, la formule pose deux problèmes. Le premier est que rien n’a été prévu pour baliser les politiques adoptées localement. Dans certaines universités, on a donc mis en place de comités composés d’une forte proportion de personnes dans des postes administratifs et qui représentent donc la direction de l’université. Si c’est le comité qui est censé nous protéger pour nous garantir, entre autres choses, le droit de critiquer notre administration, c’est bien sûr assez problématique. Dans d’autres universités, on a adopté des politiques et pensé le fonctionnement des comités dans une perspective tout à fait étonnante. La loi dit – et c’est assez douteux comme formulation – que les comités ont pour fonction d’examiner les plaintes portant sur la liberté académique. Certains ont donc considéré que les comités pourraient éventuellement traiter des plaintes liées à des situations où quelqu’un abuserait de sa liberté académique et pas simplement dans les cas où un titulaire de la liberté académique serait brimé dans l’exercice de celle-ci.

L’autre limite importante de ce mécanisme est que les comités n’ont que le pouvoir de faire des recommandations, ils ne peuvent pas sanctionner ni imposer de décisions. C’est pour cette raison qu’on encourage plutôt les collègues, dont la liberté académique serait brimée, à déposer un grief plutôt qu’à adresser une plainte à leur comité, parce que le grief ouvre sur la décision d’un arbitre qui a, lui, un réel pouvoir. Qui plus est, la voie du grief permet à la fois de bénéficier des protections prévues par la loi, mais aussi de celles qui figurent dans la convention collective. La loi est récente, avant cela, les conventions collectives de professeurs prévoyaient toutes des formules pour protéger – plus ou moins bien selon les institutions – la liberté académique des collègues. Les conventions varient d’une université à l’autre, certaines prévoyaient des protections de la liberté académique plus larges et plus robustes que celles qui sont dans la loi, pour d’autres la loi a constitué une avancée. La loi est venue, en quelque sorte, fixer le plancher des protections ; elle n’empêche évidemment pas d’avoir des conventions collectives qui protègent mieux encore la liberté académique.

La loi a en principe constitué une avancée, mais dans les faits on attend encore de la faire travailler pour voir ce qu’elle pourra donner. Pas une seule décision d’arbitrage n’a encore été rendue sur une question de liberté académique et permettant de voir comment les tribunaux vont interpréter ses dispositions, ce qu’ils vont en faire. On attend une première décision incessamment, celle concernant les sanctions imposées au collègue Patrick Provost pour ses opinions sur les vaccins contre la covid.

RESPECTER LA LOI

On aurait, par ailleurs, pu espérer que le gouvernement qui a fait adopter cette loi se montre particulièrement soucieux de la respecter et d’en respecter les principes. Or, ce n’est pas ce qui se passe. Au cours des quinze derniers mois, on a couramment dû s’agiter dans l’espace public pour dénoncer des actions ou prises de position de ce même gouvernement. Le gouvernement a notamment refusé de procéder à la nomination d’une collègue au conseil d’administration de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) alors qu’elle avait été élue par ses collègues, conformément à la procédure collégiale prévue pour occuper ce poste. En l’occurrence, le pouvoir de nomination du gouvernement dans cette affaire était un pouvoir symbolique et jamais, dans ce type de situation, le gouvernement ne s’était mêlé de refuser ce genre de nomination et surtout pas pour des raisons idéologiques. Or, la collègue en question s’était, dans le passé, montrée très critique de certaines politiques du gouvernement et avait couramment dénoncé son islamophobie. Dans ce contexte, l’ingérence du gouvernement refusant de procéder à sa nomination portait atteinte à la liberté académique de la collègue et ne respectait pas l’autonomie de l’établissement.

De même dans le contexte de l’érection de campements propalestinien sur les campus, le Premier ministre lui-même et, plus tard, la ministre de l’Enseignement supérieur, ont publiquement demandé aux administrations universitaires de ne pas tolérer les campements, ce qui nous semble tout à fait contraire au principe d’autonomie des universités. Plus récemment, le gouvernement a adopté une loi pour baliser l’accueil des étudiants étrangers et celle-ci lui donne le pouvoir de fixer des quotas par région, par établissement et par programme d’études, dans un contexte où ce nouveau pouvoir peut être utilisé pour littéralement couper les vivres à certains programmes dans certaines institutions. On s’est opposé au projet de loi précisément parce que c’est problématique pour l’autonomie des universités, mais la loi a quand même été adoptée. Bref, on savait déjà que ce n’était pas dans un élan de passion pour défendre la mission universitaire que ce gouvernement s’était intéressé à la liberté académique ; la suite des choses nous a permis de constater que la loi ne suffisait pas à provoquer un changement de culture. Maintenant, il faut préciser qu’aucun de ces cas que je rapporte n’a fini devant un tribunal. Éventuellement, on peut espérer que les juges et les arbitres prendront davantage la loi au sérieux. Reste maintenant, justement, à voir ce que vont en faire les arbitres de griefs.

Enfin, un dernier élément de la loi nous intéresse ces jours-ci. La loi prévoit que les universités devaient se doter d’un comité qui a pour fonction, non seulement de recevoir des plaintes en lien avec la liberté académique, mais aussi de mettre en place de mesures de sensibilisation et d’information auprès de la communauté universitaire, pour améliorer la reconnaissance et la protection de la liberté académique et mettre en place des outils pédagogiques et des ressources pour assurer la promotion et le respect de la liberté académique. Pour ce qu’on en sait jusqu’ici, les comités institutionnels sont en place et pourraient recevoir des plaintes si des gens voulaient en faire, mais aucun ne s’est saisi de son mandat d’éducation et de promotion de la liberté académique. Nous sommes en train de lancer des démarches et de mettre en place un plan d’action pour faire pression tant sur les comités institutionnels que sur le ministère de l’Enseignement supérieur auquel ces comités doivent rendre des comptes pour que les comités respectent la loi et s’activent pour s’acquitter de leur mandat d’éducation et de promotion de la liberté académique. Il s’agit, en gros, pour nous, de tirer parti du contexte pour essayer d’aller chercher le maximum possible de la loi. Pour le moment, on ne peut pas trop dire que cela ait eu beaucoup d’impact dans nos institutions mais, sans se faire d’illusion, on peut encore espérer qu’il est un peu tôt pour en juger.

 

Cet article est tiré du n°440 de notre revue la Vie de la Recherche Scientifique (VRS). Retrouvez l’ensemble des numéro dans notre rubrique VRS.



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