Défendre la liberté académique dans les pays du Nord
S’interroger sur la liberté académique dans les pays du Nord semble singulier tant ces pays sont perçus comme des exemples en matière de protection des institutions universitaires contre les pressions politiques, commerciales et idéologiques. Elle est aujourd’hui menacée, ce qui montre clairement que même les systèmes bien établis peuvent être affaiblis, dans les pays nordiques comme partout dans le monde, par les pressions extérieures, la précarité de l’emploi et l’ingérence politique.
Chantal Pacteau
Co-rédactrice en chef de la VRS
Loin de constituer un ensemble uniforme, les pays nordiques ont en commun d’être des États-providence qui se caractérisent par des taux d’accès élevés à l’enseignement supérieur, considéré comme un bien public gratuit à quelques exceptions près. Le principe d’égalité y est fortement ancré, tous les citoyens devant avoir accès à l’éducation, y compris les résidents étrangers permanents. Les objectifs de politique éducative et scientifique font l’objet d’un large consensus. Les dépenses d’enseignement supérieur et de recherche sont élevées par rapport à d’autres pays européens.
Le modèle nordique est basé sur la confiance et le dialogue social. « Nous faisons confiance à nos gouvernements pour garantir l’autonomie des établissements, des cadres juridiques solides pour la liberté académique et les valeurs démocratiques », explique Karin Amossa de la Swedish Association of University Teachers and Researchers. « Mais, malgré ces protections solides, les pressions extérieures, l’emploi précaire et les interférences gouvernementales la menacent. »
CADRES JURIDIQUES DE PROTECTION DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
« Les pays nordiques sont reconnus pour assurer la liberté académique grâce à leur fort engagement en faveur des valeurs démocratiques, à des cadres juridiques solides, à un niveau élevé de confiance dans les institutions publiques et à l’accent mis sur l’éducation en tant que bien public », rappelle le rapport sur la liberté académique dans les pays nordiques. « La protection de cette liberté varie considérablement d’un pays nordique à l’autre, reflétant des approches différentes de la sauvegarde de ce principe essentiel au sein de l’enseignement supérieur. (…) Il s’agit notamment de dispositions constitutionnelles en Finlande et en Suède, et de lois spécifiques sur les établissements d’enseignement supérieur dans tous les pays. Combinées aux dispositions contraignantes du droit international et européen, aux accords ministériels du processus de Bologne et aux lignes directrices institutionnelles, elles offrent une protection juridique à plusieurs aspects de la liberté académique. Ce qui est généralement protégé par la loi, c’est l’autonomie institutionnelle et la liberté individuelle de recherche et d’éducation. Le droit des universitaires de s’exprimer, d’écrire et de publier librement sur des sujets liés à leurs recherches est également protégé par la législation sur la liberté d’expression. »
PROCESSUS D’ÉROSION DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
Comme l’explique Jon W. Iddeng, conseiller spécial auprès de Forskerforbundet, l’association norvégienne des chercheuses et chercheurs, « la liberté académique subit une pression grandissante. La dépendance croissante à l’égard des financements externes compromet l’indépendance des chercheuses et des chercheurs. L’ingérence politique influence les programmes de recherche. Parallèlement, l’augmentation des contrats de travail temporaire laisse les universitaires plus vulnérables et moins disposé·e·s à poursuivre des sujets controversés ou des idées ambitieuses aux résultats incertains. En outre, la tradition de la prise de décision démocratique propre aux universités se perd, la direction centralisée menant de plus en plus la danse. Le plus préoccupant est peut-être la montée du harcèlement et de l’intimidation à l’encontre des universitaires, en particulier celles et ceux qui travaillent dans des domaines sensibles ou controversés. Cette répression de la liberté d’expression n’affecte pas seulement les universitaires à titre individuel, mais sape également le tissu démocratique de nos sociétés. »
C’est ainsi qu’au Danemark, en juin 2021, plus de 260 universitaires spécialistes des questions migratoires et de genre rapportaient, dans un communiqué public, les intimidations croissantes subies pour leurs recherches qualifiées de « gauchisme identitaire » et de « pseudo-science » par des députés les accusant de « déguiser la politique en science ». Si le terme d’islamo-gauchisme n’a pas été utilisé, l’accusation au Danemark fait écho à celle que la ministre française de l’enseignement supérieur d’alors, Frédérique Vidal, avait portée en février 2021. D’ailleurs, dans leur tribune, les chercheurs mentionnent Frédérique Vidal, dont les propos ont, selon eux, servi de « modèle direct » aux politiques danois…
DÉFENDRE ET RENFORCER LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
Dans leur rapport, les syndicats ont élaboré une série de recommandations qui fournissent un cadre pour assurer une protection complète de la liberté académique en vertu des constitutions nordiques et d’autres lois nationales, et ce, en conformité avec les obligations juridiques internationales et européennes de leurs pays. Ces recommandations s’adressent tant aux institutions de l’enseignement supérieur qu’aux gouvernements nationaux et au Conseil nordique et au Conseil nordique des ministres. Jon W. Iddeng les résume ainsi :
- garantir un financement public stable pour les universités pour que les universitaires puissent mener leurs travaux sans avoir à se plier constamment aux agendas des organismes de financement externes ;
- renforcer la protection juridique de la liberté académique ;
- assurer la sécurité de l’emploi à long terme pour les universitaires pour leur permettre de prendre des risques intellectuels et de mener des recherches innovantes sans craindre de perdre leur travail ;
- rétablir une gouvernance collégiale et démocratique dans les universités : en raison de la centralisation de la gestion qui continue de s’imposer, le personnel universitaire est de moins en moins en capacité de déterminer par lui-même les priorités de l’université ; les syndicats appellent à un retour de la gouvernance démocratique et collégiale ;
- protéger les universitaires contre le harcèlement et l’intimidation pour être libres de prendre part au débat public et de poursuivre leurs recherches. Les universités ont besoin de protections et de systèmes de soutien plus solides pour défendre la liberté d’expression académique.
Garantir le respect de ces cinq principes permettra de renforcer la liberté académique et de préserver les refuges pour la recherche et l’éducation que sont les universités nordiques, au bénéfice de toutes et tous.
Cet article est tiré du n°440 de notre revue la Vie de la Recherche Scientifique (VRS). Retrouvez l’ensemble des numéro dans notre rubrique VRS.