L’Observatoire des atteintes à la liberté académique
L’Observatoire des atteintes à la liberté académique (OALA) a été fondé en 2023 par l’Association française de science politique et l’Association française de sociologie dans le contexte d’une augmentation des atteintes à la liberté académique. Animé par des enseigant·e·s et/ou chercheur·se·s bénévoles, il veille au respect de la liberté académique en sciences humaines et sociales.
Delphine Dulong
Professeure de science politique à l’Université Panthéon-Sorbonne
Présidente du bureau exécutif de l’Observatoire des atteintes à la liberté académique (OALA)
Entretien réalisé par Christophe Voilliot
Christophe Voilliot : Pour quelles raisons et avec quels objectifs l’Observatoire des atteintes à la liberté académique (OALA) a-t-il été créé ?
Delphine Dulong : L’OALA a été créé en juin 2023 dans le contexte d’une vague d’attaques de la part du président de la République, Emmanuel Macron, et de certains membres du gouvernement d’Édouard Philippe à l’encontre des Post Colonial Studies et des études sur le genre stigmatisées comme des idéologies. Face à cette situation relativement inédite d’un pouvoir exécutif qui se présente comme modéré mais se fait le porte-voix de discours situés habituellement à l’extrême droite, il nous a semblé urgent de nous organiser collectivement.
Et la suite nous a donné raison puisqu’en 2024 pas moins de deux demandes d’enquêtes sur l’idéologie au sein de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) ont été déposées à l’Assemblée nationale ; sans parler de la chape de plomb qui s’est abattue depuis le 7 octobre 2023 sur les collègues en mesure d’apporter leur expertise sur le conflit israélo-palestinien… La première raison d’être de l’OALA est donc d’apporter une réponse collective à des formes diverses, mais récurrentes et croissantes, d’attaques visant les sciences humaines et sociales (SHS).
La réponse est d’abord symbolique. Par son existence même, l’OALA est une façon de faire savoir que lorsqu’on cherche à entraver la liberté académique d’un·e scientifique, c’est en fait toute la communauté qui est concernée. Ce principe de solidarité est important car, lorsqu’une procédure bâillon vous tombe dessus, que les pouvoirs publics vous confisquent vos données d’enquêtes ou bien vous placent en garde-à-vue en raison d’une observation participante d’un mouvement social, on éprouve souvent de la honte et de la culpabilité, on s’isole de la communauté scientifique pour ne pas apparaître comme le vilain mouton noir. Notre première tâche est de rompre avec cette idée, partagée entre les victimes d’atteintes à la liberté académique et leurs auteurs, que le problème c’est nous, enseignant·e·s/chercheur·se·s.
De manière plus pratique, l’OALA est une structure de coordination de l’action collective entre l’Association française de science politique (AFSP) et l’Association française de sociologie (AFS). Nous ne sommes pas une association indépendante comme l’Association pour la liberté académique (ALIA) : notre mandat est limité aux politistes et sociologues et les membres de l’OALA agissent pour le compte des deux associations. Nous leur fournissons une expertise sur le sujet des libertés académiques, les alertons sur des points d’actualités et préparons des communiqués ou des tribunes. Nous assurons aussi une veille.
Mais l’originalité de cette structure c’est qu’elle accompagne aussi, dans la mesure de ses moyens, les collègues attaqué·e·s pour leurs travaux en les conseillant et, au besoin, en les soutenant. Il nous arrive, par exemple, d’adresser des courriers à des tutelles dans le cadre d’une demande de protection fonctionnelle, d’assister à des procès, de participer à des campagnes publiques.
Notre position n’est pas seulement défensive : nous avons aussi l’ambition d’être, sinon offensifs, du moins proactifs. Nous sommes, à cet égard, en contact avec des conseillers du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE) et du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR) avec lesquels nous discutons des moyens de renforcer la liberté académique et la protection des scientifiques en France et à l’étranger. Mais surtout, nous avons pour mission de sensibiliser et de former aux risques du métier, via des conférences, l’organisation de tables rondes ou encore notre site web. Ce dernier offre la possibilité de se former à la carte grâce la production de toute une série de capsules vidéos de format court (dix à trente minutes) que l’on peut voir (et revoir) dans l’ordre que l’on veut et dans lesquelles des collègues partagent leur expérience et/ou leur expertise en donnant des conseils précieux.
C. V : Est-ce que les politistes et les sociologues semblent plus menacés aujourd’hui que les chercheurs et chercheuses d’autres disciplines ?
D. D : Difficile de répondre à cette question. Si les données collectées par l’Academic Freedom Index montrent que la situation s’aggrave dans beaucoup de pays, elles ne précisent pas les disciplines concernées par les atteintes. Ceci étant dit, de nombreux travaux documentent aujourd’hui le fait que le tournant illibéral que connait un certain nombre de démocraties depuis une vingtaine d’années est lié aux sciences sociales : les Gender Studies, les Post Colonial Studies ou encore les Critical Race Theory servent partout de cheval de Troie aux néo conservateurs et leurs alliés évangéliques pour discréditer l’État de droit en créant des paniques morales.
Une chose est certaine : lorsque Viktor Orban est devenu premier ministre, il a fait fermer l’Université d’Europe centrale (CEU) qui était la principale université en sciences sociales de Hongrie. Le président argentin, Javier Milei, qui s’en prend à tous les services publics, a récemment annoncé qu’il supprimait des programmes les sciences sociales et les sciences de l’environnement au motif qu’elles ne sont pas des secteurs stratégiques ! Et si, aux États-Unis, se sont surtout les recherches sur le climat qui sont dans l’œil du cyclone depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, rien ne dit que les SHS ne seront pas les prochaines victimes de ce nouvel obscurantisme étant donné les positions bien connues du vice-président américain James David Vance contre le « wokisme » et « l’idéologie du genre ».
Par ailleurs, en dehors de ce contexte politique, les SHS sont sans doute plus particulièrement affectées par le règlement général de protection des données (RGPD) qui est entré en vigueur en 2018. Si ce règlement européen prévoit des dérogations pour la recherche, celles-sont très insuffisantes. Certaines données, dites sensibles (opinion politiques et religieuses, appartenance syndicale, données de santé, orientation sexuelle), qui intéressent tout particulièrement les politistes, ne peuvent faire l’objet d’un traitement qu’à certaines conditions tel le consentement éclairé des enquêtés. Ces conditions, au mieux, ne sont applicables qu’au prix d’une dégradation de la qualité des travaux, au pire, elles empêchent l’enquête (par exemple sur les groupes qui cherchent à dissimuler leurs activités), les approches inductives et la méthode ethnographique. Ces problèmes ne sont pas aussi spectaculaires que les attaques politiques violentes mais ils n’en constituent pas moins une sérieuse limite à la liberté académique.
C. V : On observe une multiplication des initiatives en faveur des libertés académiques dans le monde entier. Comment arriver à un minimum de coordination ?
D. D : Sur ce plan, nous ne sommes pas dépourvus de ressources. Nous avons déjà des réseaux transnationaux et mêmes des structures, grâce aux associations savantes ou professionnelles, dont certaines, comme L’Association internationale de science politique (AISP), ont commencé à se saisir de la question des libertés académiques. Plusieurs tables rondes ont été consacrées au sujet lors du précédent congrès de l’AISP. Mais il faudrait, à n’en pas douter, des structures ad hoc plus pérennes. Les associations internationales existantes auraient tout intérêt à créer une structure identique à l’OALA, composée de référents « Libertés académiques », qui se réuniraient régulièrement pour faire le point et entreprendre des actions communes.
C. V : Dans le cas de la France, quelles sont les mesures qui pourraient être les plus efficaces à court terme ?
D. D : Il y a les solutions idéales, qui sont un horizon à atteindre, et des solutions immédiates. Si le contexte politique l’y autorisait, il faudrait constitutionnaliser la liberté académique comme en Allemagne où celle-ci est reconnue dans la loi fondamentale de 1949. Il faudrait aussi préciser, dans la loi, son périmètre et ce qu’elle implique (l’auto gouvernement ; la protection des sources et des données d’enquête). Certaines professions, comme les journalistes ou les médecins, bénéficient déjà de ce type de protection ; pourquoi pas les enseigant·e·s/chercheur·e·s ?
La loi devrait par ailleurs sanctionner plus sévèrement les auteurs de procédures baillons en les attaquant au porte-monnaie ; inversement, la loi des finances devrait créer et abonder un fond spécial pour la protection fonctionnelle des victimes. Voilà ce qu’on pourrait espérer dans un monde idéal. En attendant que celui-ci advienne, on peut déjà sensibiliser et former tous les collègues dans le cadre des laboratoires et écoles doctorales.
Plus ambitieux, mais très faisable à court terme, on pourrait prendre exemple sur le Québec qui oblige les présidents d’université à mettre en place une politique d’établissement et des dispositifs internes dédiés à garantir la liberté académique (lire dans ce dossier l’article relatif à la loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire au Québec de Madeleine Pastinelli). Cette mesure pourrait d’ailleurs être mise à l’ordre du jour par les syndicats dans le cadre de l’élection des instances centrales. Cela ne coûterait pas grand-chose, par exemple, d’avoir un référent liberté académique dans chaque établissement.
Enfin, on ne gagnera pas cette bataille sans le soutien de l’opinion publique. Il faut prendre nos bâtons de pèlerin et expliquer que la liberté académique n’est pas un privilège d’élites mais qu’elle conditionne la production des connaissances scientifiques ; et affirmer haut et fort que cette dernière est un bien commun précieux dans un monde de fake news où la multiplication des services numériques, dont beaucoup reposent sur une logique de confort cognitif et de réconfort émotionnel, tend à renforcer la pensée intuitive au détriment de la culture du débat et de la contradiction.
Cet article est tiré du n°440 de notre revue la Vie de la Recherche Scientifique (VRS). Retrouvez l’ensemble des numéro dans notre rubrique VRS.