Lettre de W. Werner, médaille Fields 2006, à N. Sarkozy
Monsieur le Président, vous ne mesurez peut-être pas
la défiance...,
par Wendelin Werner
LE
MONDE 18.02.09
Je ne pensais pas un
jour me retrouver dans la situation qui est la mienne aujourd'hui, à savoir
écrire une lettre ouverte au président de la République française : ce qui
m'intéresse avant tout, et ce à quoi j'ai choisi de consacrer ma vie
professionnelle, c'est de réfléchir à des structures mathématiques, d'en parler
avec mes collègues en France et à l'étranger et d'enseigner à mes étudiants.
J'ai eu le privilège de voir mes travaux aboutir et récompensés par un prix
important. Cela me donne une certaine responsabilité vis-à-vis de ma communauté
et me permet aussi d'être un peu plus écouté par les médias et le pouvoir
politique.
Comme le
montre le sociologue allemand Max Weber dans son
diptyque Le Savant et le Politique, auquel Barack Obama
s'est d'ailleurs implicitement référé dans son discours d'investiture, nous
devons partager une même éthique de la responsabilité. C'est au nom de celle-ci
que je m'adresse aujourd'hui à vous.
Vous ne
mesurez peut-être pas la défiance quasi unanime à votre égard qui s'installe
dans notre communauté scientifique. L'unique fois où nous avons pu échanger
quelques mots, vous m'avez dit qu'il était important d'arriver à se parler
franchement, au-delà des divergences, car cela fait avancer les choses.
Permettez-moi donc de nouveau de m'exprimer, mais de manière publique cette
fois.
Je m'y sens
aussi autorisé par l'extrait suivant du discours que vous aviez prononcé il y a
un an lors de votre venue à Orsay pour célébrer le prix Nobel d'Albert
Fert : "La tâche est complexe, et c'est pourquoi j'ai voulu m'entourer
des plus grands chercheurs français, dont vous faites partie, pour voir comment
on pouvait reconfigurer notre dispositif scientifique et lui rendre le pilotage
le plus efficace possible. Je les consulterai régulièrement, ces grands
chercheurs, et je veux entendre leurs avis." Je vous donne donc mon
avis, sans crainte et en toute franchise.
Votre
discours du 22 janvier a, en l'espace de quelques minutes, réduit à néant la
fragile confiance qui pouvait encore exister entre le milieu scientifique et le
pouvoir politique. Il existait certes, déjà, une réaction hostile d'une partie
importante de notre communauté aux différents projets mis en place par votre
gouvernement et leur motivation idéologique. Mais c'est uniquement de votre
discours et de ses conséquences dont je veux parler ici.
Tous les
collègues qui l'ont entendu, en direct ou sur Internet, qu'ils soient de droite
ou de gauche, en France ou à l'étranger (voir la réaction de la revue Nature),
sont unanimement catastrophés et choqués. De nombreuses personnes présentes à
l'Elysée ce jour-là m'ont dit qu'elles avaient hésité à sortir ostensiblement
de la salle, et les réactions indignées fleurissent depuis.
Rappelons que vous vous êtes
adressé à un public comprenant de nombreux scientifiques dans le cadre solennel
du palais de l'Elysée. Je passerai sur le ton familier et la syntaxe
approximative qui sont de nature anecdotique et ont été suffisamment commentés
par ailleurs. Lorsque l'on me demande à quoi peut servir une éducation
mathématique au lycée pour quelqu'un dont le métier ne nécessitera en fait
aucune connaissance scientifique, l'une de mes réponses est que la science
permet de former un bon citoyen : sa pratique apprend à discerner un
raisonnement juste, motivé et construit d'un semblant de raisonnement
fallacieux et erroné.
a rigueur et
le questionnement nécessaires, la détermination de la vérité scientifique sont
utiles de manière plus large. Votre discours contient des contrevérités
flagrantes, des généralisations abusives, des simplifications outrancières, des
effets de rhétorique douteux, qui laissent perplexe tout scientifique. Vous
parlez de l'importance de l'évaluation, mais la manière dont vous arrivez à vos
conclusions est précisément le type de raisonnement hâtif et tendancieux contre
lequel tout scientifique et évaluateur rigoureux se doit de lutter.
Nous sommes,
croyez-moi, très nombreux à ne pas en avoir cru nos oreilles. Vous, qui êtes un
homme politique habile, et vos conseillers, qui connaissent bien le monde
universitaire, deviez forcément prévoir les conséquences de votre discours. Je
n'arrive pas à comprendre ce qui a bien pu motiver cette brutalité et ce mépris
(pour reprendre les termes de Danièle
Hervieu-Léger, la présidente du comité que vous avez mis en place ce
jour-là), dont l'effet immédiat a été de crisper totalement la situation et de
rendre impossible tout échange serein et constructif. De nombreux étudiants ou
collègues de premier plan, écoeurés, m'ont informé durant ces quinze derniers
jours de leur désir nouveau de partir à l'étranger. J'avoue que cela m'a aussi,
un très court instant, traversé l'esprit en écoutant votre intervention sur
Internet.
Le peu de
considération que vous semblez accorder aux valeurs du métier de scientifique,
qui ne se réduisent pas à la caricature que vous en avez faite - compétition et
appât du gain -, n'est pas fait pour inciter nos jeunes et brillants étudiants
à s'engager dans cette voie. La ministre et vos conseillers nous assurent
depuis plus d'un an que vous souhaitez authentiquement et sincèrement aider la
recherche scientifique française. Mais vous n'y parviendrez pas en l'humiliant
et en la touchant en son principe moteur : l'éthique scientifique.
Comme vous
l'expliquez vous-même, la recherche scientifique doit être une priorité pour un
pays comme la France. En l'état actuel des choses, il ne semble plus possible à
votre gouvernement de demander à la communauté scientifique de lui faire
confiance.
De nombreux
collègues modérés et conciliants expriment maintenant leur crainte d'être
instrumentalisés s'ils acceptent de participer à une discussion ou à une
commission. Les cabinets de la ministre de la recherche et du premier ministre
ont certainement conscience de l'impasse dans laquelle vous les avez conduits.
J'ai essayé de réfléchir ces derniers jours à ce qui serait envisageable pour
sauver ce qui peut encore l'être et sortir de l'enlisement actuel.
Un début de
solution pourrait être de vous séparer des conseillers qui vous ont aidé à
écrire ce discours ainsi que de ceux qui ne vous ont pas alerté sur les
conséquences de telles paroles. Ils sont aussi responsables de la situation de
défiance massive dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui, et que votre
intervention du 22 janvier a cristallisée.
Ils ont
commis, à mon sens, une faute grave et c'est votre propre dogme que toute faute
mérite évaluation et sanction appropriée. Cela permettrait à notre communauté
de reprendre quelque espoir et de travailler à améliorer notre système dans un
climat apaisé, de manière moins idéologique et plus transparente.
Il est, pour
moi, indispensable de recréer les conditions d'un véritable dialogue.
L'organisation de la recherche et de l'enseignement supérieur est certes un
chantier urgent mais, comme vous l'aviez noté il y a un an, il est d'une
extrême complexité. Sa réforme demande de l'intelligence et de la sérénité. Il
n'appartient qu'à vous de corriger le tir.
Wendelin Werner,
professeur de mathématiques, université Paris-Sud et Ecole normale
supérieure
Médaille Fields
2006 et membre de l'Académie des sciences