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Le « grand emprunt » ou la grande illusion (24/11/09)

mmSNCS-FSU24 novembre 2009

| Le « grand emprunt » ou la grande illusion – Version PDF | Le Rapport Juppé-Rocard |


Le « grand emprunt » ou la grande illusion (24/11/09)

Par Henri Audier

« Investir pour l’avenir », tel est le titre du rapport sur « le grand emprunt national » qui reconnaît ainsi, de facto, le retard pris par la France dans le financement de la recherche et de l’enseignement supérieur. Ce rapport Juppé – Rocard propose un emprunt de 35 milliards dont 10 iraient à l’émergence de quelques campus d’excellence, 6 pour favoriser la recherche « partenariale » public-privé et 10 d’aide au privé pour des technologies de demain (voir le texte et répartition ci-dessous). 26 milliards pour la recherche, la technologie et l’enseignement supérieur, cela impressionne. C’est même le but. Cependant il ne s’agit que de dotations en capital et l’apport annuel sera modeste mais l’impact désastreux.

[| Une solution qui ne s’imposait pas |]

L’idée de l’emprunt national peut séduire, tant il est vrai que depuis 2002 la structure industrielle française fout le camp, le retard sur les technologies de pointe s’accroît, le déficit du commerce extérieur est chronique, l’effort de recherche (public et privé) plonge à 2,02 % du PIB. Autrement dit, si le système social français a freiné l’impact de la crise et masqué l’impéritie de la politique économique suivie, la reprise risque fort de révéler la faiblesse de notre tissu industriel et technologique, laissant la France piétiner, contrairement à sa voisine l’Allemagne. D’où la panique qui s’empare du Président de la République, du gouvernement, de la majorité.

Or, on n’aurait pas besoin d’un emprunt si ces secteurs avaient, budget après budget, reçu du gouvernement le soutien nécessaire. Il n’en a rien été parce, pour des raisons de clientélisme électoral, l’Etat a renoncé à ses ressources : quinze milliards par an de « paquet fiscal », trois de TVA sur la restauration, quatre (dont trois inutiles) de Crédit impôt recherche, etc. Pour nos secteurs, le « grand emprunt », c’est une seule année de cette gabegie.

Cet emprunt va servir à doter en capital un certain nombre d’activités : seuls les intérêts pourront être consommés. Grosso modo, pour nos secteurs, ces intérêts se monteront à un milliard par an (et non « de plus » par an). Mais c’est un fusil à un coup. Il n’accroît les moyens de la recherche et de l’enseignement supérieur que sur une seule année et non chaque année comme s’y était engagé Sarkozy.

[| Une procédure scandaleuse au regard de la démocratie |]

Certes, tout le monde est d’accord sur le sous-investissement chronique de l’Etat. Si ce n’était pour faire une opération, à la fois publicitaire et destructive, pourquoi ne pas avoir confié le travail à une commission parlementaire ? Pourquoi avoir choisi deux anciens Premiers ministres qui, dans ce poste, n’avaient personnellement manifesté pour la recherche qu’un intérêt plus que limité ? Pourquoi avoir désigné une commission dont nombre de membres, certes aux « titres » ronflants, ont sur le sujet qu’une compétence digne d’un David Douillet ou d’un Jean-Pierre Pernaut ? Et que cette commission ait aussi servi de couveuse à quelques futurs Besson ou Kouchner ne change rien à l’affaire. Après tout, ils n’étaient que des adultes consentants.

Bien sûr, prises une à une, les propositions répondent à des besoins. On ne peut reprocher à nos penseurs d’avoir redécouvert les éco-technologies quatre ans après le génial Arnold Schwarzenegger. Il est très bien de s’être inspiré d’Obama pour lutter contre la désaffection des études scientifiques, mais quel effet cela aura-t-il tant qu’un chargé de marketing (Les Echos, 16/11/09) gagnera trois fois plus qu’un Maître de conférence ? L’idée de « campus technologique » est intéressante, mais qui les fera fonctionner, vu cette désaffection pour les sciences ?

Cela montre que ces projets devraient être intégrés dans une logique budgétaire globale. Mais, comme seule logique globale, le rapport s’inscrit dans une approbation de la politique qui nous a fait tomber à 2,02 % du PIB pour la recherche. « D’importants efforts ont été réalisés au cours des dernières années : constitution progressive de pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES), renforcement des moyens publics accordés à l’enseignement supérieur et à la recherche depuis l’adoption de la loi de programme pour la recherche en 2006 (plus de 10 % d’augmentation des crédits budgétaires en trois ans [note : dont 7 % d’inflation]), développement des financements sur appels à projets avec la création d’une agence de moyens dédiée (l’Agence nationale de la recherche), autonomie accrue des universités, Plan Campus d’ampleur en faveur de l’immobilier universitaire… »

[| Sans emplois scientifiques, l’emprunt ne sera qu’une gabegie de plus |]

Peut-on compenser huit années de carence budgétaire par un emprunt portant seulement sur l’investissement ? Certainement pas. L’enseignement supérieur, l’innovation, la recherche ont besoin d’un effort continu, régulier et programmé, d’abord dans leur potentiel humain. Nous ne formons que 10 000 docteurs par an, et le ministère prévoit une chute de 30 % dans les dix ans à venir. Le Royaume-Uni en forme 15 000, l’Allemagne 25 000. Dans de vastes secteurs, nous commençons à manquer d’ingénieurs, mais aussi de techniciens. Au-delà du stock de CDD actuels, nous ne disposons pas, sur la durée, du potentiel humain pour faire face aux ambitions affichées.

C’est avant tout un effort considérable de formation, d’attraction des meilleurs étudiants vers les métiers de chercheur, de technicien et d’ingénieur qu’il faut promouvoir. Pour cela, il faut créer des débouchés répondant aux besoins : résorber la précarité, créer un plan pluriannuel de l’emploi scientifique public, conditionner toute aide de l’Etat pour la recherche au recrutement de scientifiques. Sans quoi l’emprunt sera un gaspillage supplémentaire.

Or, non seulement le rapport ne souffle mot sur le blocage des créations d’emplois dans les organismes et universités, mais il se prononce pour « le non-financement de salaires de fonctionnaires, afin d’éviter d’utiliser l’emprunt pour procéder à des recrutements publics ». Bref, faire fonctionner le système sur CDD, cause majeure de la désaffection de nos métiers. Le rapport y prend même une part active en proposant « des bourses visant à attirer ou faire revenir en France des chercheurs de renommée internationale ou des post-doctorants ».

[| Le gargarisme dangereux sur les « Campus d’excellence » |]

Cette élévation nécessaire du niveau de connaissance et de qualification est en totale contradiction avec le seul financement de « cinq à dix campus d’excellence » laissant aux couches populaires l’accès à des universités, pratiquement coupées de la recherche, répondant à l’indicateur d’insertion à court terme par un enseignement appauvri.

Non que 10 milliards soient de trop pour nos « meilleurs établissements ». Mais élargir nos chances d’avoir plus de docteurs, d’ingénieurs, de techniciens passe par un accès plus grand à la licence, un taux d’encadrement permettant un suivi et diminuant l’échec (donc pas sur heures supplémentaires), mais aussi par des cadres de travail agréables et non ces bâtiments dégradés dans lesquels on aimerait ne plus voir, comme montré à la télévision, des pancartes du type : « Issue de secours condamnée pour cause de sécurité ».

Il est intéressant de constater que le rapport, pour en arriver aux « campus d’excellence » porte un diagnostic pour le moins méprisant et erroné sur la recherche française et, avant tout, met en avant le Classement de Shanghai, tout en disant qu’il ne vaut rien. Mais alors il faut aller jusqu’au bout : si on le décortique (l’auteur l’a fait pour 2006), ce classement montre que la France est beaucoup plus mal classée parmi les universités situées dans les 500 premières, que sur les 100 premières. Il y a de plus quelque contradiction à proposer d’accroître le potentiel de la recherche en regroupant les gros centres universitaires pour améliorer leur classement, tout en démantelant les organismes de recherche bien classés. Un effort budgétaire important, régulier et plus équilibré s’impose.

Nonobstant, la grave crise traversée par les universités américaines notamment, les remous actuels dans les universités allemandes, autrichiennes, suisses ou britanniques, le rapport persiste de prendre pour modèle le système des fondations. La seule explication rationnelle est que ces fondations, notamment au niveau de chaque campus, enlèvent tout rôle réel aux divers conseils universitaires. Par exemple le projet de CA de la fondation Condorcet sera composé de 8 représentant des membres fondateurs, trois élus des chercheurs et enseignants-chercheurs, sans aucun représentant des étudiants, a fortiori des personnels techniques ou administratifs. Et le Conseil scientifique est désigné par le CA qu’il est censé conseiller ! Le tout, pour simplifier, en parallèle avec le PRES.

[| L’empilement des structures : un système encore plus illisible et dirigé |]

Il a été souvent reproché, non sans raisons, au législateur français de créer une nouvelle structure pour chaque problème nouveau, rendant le système « illisible ». Or depuis cinq ans, ont été créés l’ANR, l’AERES, les RTRA, les Pôles de compétitivité, les Instituts Carnot, les RTRS, les EPCS, les FCS, les Instituts, les Alliances, les programmes du SNRI, et j’en passe.

Ces nouvelles structures ont deux caractéristiques. D’abord, elles ne comportent qu’un taux epsilonesque d’élus, dans le meilleur des cas. De plus, comme l’a souligné un rapport parlementaire récent, ces structures « s’empilent » et ne coopèrent souvent pas. Si bien que tout est dirigé par le ministère, par comités nommés interposés.

Eh bien, dans cette pagaille organisée à dessein, le rapport arrive à créer au moins trois nouvelles structures : « une Agence nationale des campus d’excellence », « une Agence pour les énergies renouvelables » et « une Agence pour le numérique ». Et pour simplifier, l’ANR et l’ADEME vont jouer, en plus de leur rôle actuel, le rôle de fondation gérant le capital qui leur sera confié.

[| Le prétexte à amplifier un processus destructeur |]

Il est certain que ce rapport marque une grande servilité par rapport aux thèmes sarkoziens et les membres de la commission n’ont pas été nommés au hasard. On y retrouve l’exclusivité du financement sur projet, les CDD, les fondations, « l’excellence », l’utilitarisme, etc. Mais, en fait, cela va beaucoup plus loin.

On peut partir, par exemple, de l’axe du rapport préconisant de « dynamiser la recherche partenariale [public-privé] dans le secteur de la santé et des sciences du vivant ». En effet, le jour même où A. Syrota, futur « patron » de l’Alliance nationale pour les sciences de la vie, écrivait « demain 20 à 30 % de la recherche privée se fera avec le public » (La Tribune, 16/11/09), le Monde (16/11/09) titrait « Sanofi-Aventis parachève le nettoyage de son portefeuille de recherche » avec fermeture de plusieurs centres. Faut-il un dessin ?

Prenant prétexte d’un nécessaire développement écologique ou de l’importance du numérique, l’emprunt inscrit ces développements dans le processus destructeur en cours. Celui-ci est basé sur la vielle idée réactionnaire que le stock des connaissances est bien suffisant et que le problème est de les utiliser. Au diable le progrès des connaissances ! Tout particulièrement en SHS où l’indicateur d’insertion a été créé pour les amoindrir. Les « réformes » en cours visent à réorienter le gros du potentiel public en lui imposant de se mettre au service du privé, directement ou via une Agence. Le but, l’arme absolue étant qu’en leur maintenant à l’étiage crédits et empois statutaires, les laboratoires n’aient d’autre choix que de se vendre. L’arme complémentaire sera une prime autorisant chaque équipe à se partager 10 % du montant des contrats sous forme de salaires.

Comme il le reconnaît lui-même, le rapport sur l’emprunt s’inscrit totalement dans le dispositif du gouvernement détaillé dans l’article « le carcan pour les scientifiques : la SNRI, les Alliances et Instituts, les 29 programmes prioritaires » (http://www.sncs.fr/article.php3?id_article=1983). Comme pour l’emprunt, les thématiques de ces programmes ne sont pas inutiles. Mais fallait-il créer une dizaine d’agences de plus ? Fallait-il court-circuiter les organismes et universités ? Fallait-il faire exploser les laboratoires par un fonctionnement excessif sur contrat ? Fallait-il ne voir la science qu’à court-terme ? Fallait-il fonctionner sur CDD ? Fallait-il mépriser le progrès des connaissances, progrès sans lequel, dans dix ans, de nouveaux programmes finalisés dépendront de connaissances élaborées ailleurs.

[| Mettre d’abord de l’ordre dans le bazar des aides au privé |]

Pour l’auteur, il ne fait pas de doute que l’Etat ne peut se désintéresser de la recherche privée. Mais les aides de l’Etat doivent correspondre à un besoin du pays, être transparentes, discutées et évaluées. Or c’est à un gâchis de milliards que se livre le pouvoir depuis huit ans. Plusieurs milliards investis dans l’Agence pour l’innovation industrielle, qui aurait pu servir de fil conducteur à une politique industrielle en la réformant. Mais cette agence créée par Chirac a été fermée par Sarkozy. Les Pôles de compétitivité ont été créés par le même, comme toujours à grands coups de trompettes, alors qu’il était ministre. Un rapport tout récent de l’Assemblée nationale, d’une tout autre qualité que le rapport Juppé-Rocard, dénonce l’absence de suivi, mais aussi le fait que 76,6 % des engagements financiers de l’Etat, pourtant modestes, n’avaient pas encore été honorés.

Par contre pour le Crédit d’impôt (CIR) l’argent coule à flot et sans contrôle. Avec les 3,8 milliards de relance, 6 milliards auront été versés en 2009 au nom du CIR, avec « l’espoir » du ministère que les entreprises maintiendront leurs dépenses de recherche autour de 15 milliards en 2009. Pire, sans même entrer dans ce problème mesquin d’évaluer l’usage fait de quelques milliards d’aides de l’Etat, nul ne sait où sont passés les milliards du CIR. Après le rapport de la commission des finances de l’Assemblée, confirmé par la Cour des comptes, le ministère a sorti un petit document simplet, dans lequel on peut lire que 39 % du CIR va à des holdings, sans qu’on sache à quel type d’activité ou à quelle branche appartiennent ces « holdings », ni même si l’argent sert pour la recherche.

Nul ne conteste la nécessité d’investir dans les éco-technologies, dans le numérique, dans le développement des PME innovantes, mais il faut arrêter de prendre n’importe quel prétexte pour accroître les aides de l’Etat au privé, ou pour mettre à son service les laboratoires publics. Il faut en finir avec le petit jeu où, plus l’Etat augmente ses aides, directes ou fiscales, moins le privé investit sur ses fonds propres.

Avec 1,8 milliards de plus par an pour la recherche, l’innovation et l’enseignement supérieur, il est à la fois possible de remettre à niveau tout le secteur public d’enseignement et de recherche, tout en mettant en œuvre les réformes que nous proposons. Cela permettrait d’établir des relations équilibrées entre laboratoires publics et privés, dans l’égalité des droits et des devoirs, dans le respect des missions de chaque établissement, de chaque laboratoire, notamment en ce qui concerne le progrès des connaissances.

En diminuant les aides de l’Etat, notamment en plafonnant très bas le CIR, il est possible d’être beaucoup plus efficace dans le développement de la recherche privée en mettant en œuvre des programmes, nationaux ou européens, respectueux des établissements publics, par des accords bilatéraux comme le fait le CNRS, par des commandes de l’Etat ou de l’Europe notamment dans les technologies de pointe, par des pôles de compétitivité repensés et mis en réseaux. Toutes choses qui n’ont de sens que si le secteur privé augmente son financement propre : de 50 % pour être au niveau de l’Allemagne ou des Etats-Unis, de plus du double pour être au niveau de la Suède ou du Japon. C’est urgent. Les revenus des dirigeants et les actionnaires peuvent attendre.



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