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La recherche sur et avec les Suds est-elle appelée à disparaître ? (05/07/2007)

mmSNCS-FSU5 juillet 2007

La recherche sur et avec les Suds est-elle appelée Í  disparaÍ®tre ?
Dominique Couret, Elisabeth Cunin, Evelyne Mesclier Institut de Recherche pour le Développement 1er juin 2007

Le dispositif français de recherche a pour particularité l’existence d’établissements de recherche séparés de l’Université. L’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) est un de ces établissements au même titre que le CNRS ou l’INSERM. En ces temps de réduction budgétaire, la question a été plusieurs fois posée de la pertinence de leur disparition, « au profit » de l’Université. Cette idée pourrait a priori sembler raisonnable : pourquoi multiplier les organismes, les administrations, les infrastructures, si les tâches des uns et des autres sont les mêmes ? Nous nous permettons ici, en tant que chercheurs de l’IRD, de reprendre cette réflexion.

Nous défendrons ici deux thèses. La première est que l’IRD accomplit des tâches très différentes de celles qu’accomplit l’Université, pour des raisons que nous développons ci-dessous. La seconde est que les réformes en cours ne donneront pas à l’Université les moyens de prendre à son compte ces tâches, lesquelles ne seraient donc plus effectuées si les réformes actuelles se poursuivent ou s’approfondissent sans modification de tendance.

L’une des tâches de l’IRD est de permettre à des chercheurs et enseignants-chercheurs français d’entreprendre des recherches sur et dans les Suds. Pour élaborer des connaissances sur ces régions du globe, il faut un temps suffisant pour, entre autres, acquérir une ou des langues étrangères, se déplacer dans des lieux peu équipés en routes et moyens de transport, observer les phénomènes que l’on étudie sur une durée suffisante, qui dépend des disciplines. Les instituts français du MAE sont une des solutions proposées aux chercheurs jeunes et moins jeunes pour pouvoir passer un temps suffisant sur leurs terrains ; l’IRD est la seconde solution, notamment quand il s’agit d’élaborer une recherche au sein d’Instituts locaux ou d’équipes de collègues du Sud. Les enseignants-chercheurs de l’Université, comme les chercheurs du CNRS, recourent à des détachements à l’IRD et s’appuient sur ses structures : représentations de l’IRD à l’étranger, unités de recherche de l’IRD présentes de façon permanente dans les Suds grâce à un personnel composé de chercheurs et techniciens se relayant hors de France. Par contraste, l’Université n’a pas les moyens d’aider ses enseignants-chercheurs à effectuer de longs séjours sur leurs terrains, et rares (et admirables) sont ceux qui parviennent à développer leurs recherches sans aucun appui des instituts français ou de l’IRD, sur leurs propres deniers et pendant leurs vacances.

Autre aspect tout aussi important, l’IRD donne aux chercheurs des Suds eux-mêmes la possibilité de faire de la recherche. La contribution de l’IRD au développement consiste principalement à aider les pays des Suds à renforcer leurs propres dispositifs de recherche, sur des thèmes aussi fondamentaux que les épidémies, les politiques publiques ou les sciences agronomiques. Les unités de recherche de l’IRD travaillent obligatoirement en collaboration avec des institutions des pays concernés. Elles partagent moyens et connaissances avec les chercheurs de ces institutions et participent financièrement et intellectuellement à la formation à la recherche de leur personnel, ainsi qu’à la diffusion locale des acquis, innovations et outils issus de la recherche, sur le moyen et long terme. Par contraste, l’Université française n’a pour l’instant aucun dispositif permanent et général d’appui à la recherche scientifique dans les Suds.

Enfin, l’IRD contribue de façon originale à la formation à la recherche de jeunes Français et de jeunes ressortissants des Suds. Il reçoit les premiers dans ses unités de recherche sur le terrain, afin qu’ils fassent leurs premières expériences de la recherche et de la collaboration avec d’autres chercheurs et étudiants. Il aide les seconds à participer à des actions de recherche dans leur pays et dispose d’un système de bourses pour leur permettre de compléter leur formation en France, lorsque leur travail en collaboration a démontré leur motivation et leur capacité à renforcer des équipes des Suds à leur retour. Dans ce rôle, qu’assument également, sur une moindre échelle, les instituts français, l’IRD est complémentaire de l’Université. Celle-ci assure un suivi à distance des stages des jeunes Français et dispense ses cours aux jeunes chercheurs des Suds. Cette complémentarité ne signifie pas substituabilité.

L’IRD, on le voit, assume pour l’instant des tâches que l’Université ne remplit pas, même s’il le fait en coordination avec celle-ci. L’Université pourrait-elle rapidement les prendre en charge ? Peut-être, si on lui attribuait des ressources très importantes, en argent et en personnel, pour reconstruire en quelques années ce que l’IRD a construit au cours de plus d’un demi-siècle. Mais il n’en est aujourd’hui pas du tout question. Comme dans bien des cas, ce qui a été long à construire peut être déconstruit en très peu de temps. Cette destruction devrait être pour le moins discutée au sein du monde de la recherche et, au-delà, dans la société française. Car le démantèlement actuel de l’IRD nous semble signifier une remise en cause des modalités et des finalités de la recherche pour le développement dans les Suds, tout en étant un exemple de ce qui attend les autres institutions de recherche en France.

Si les réformes sont monnaie courante à l’IRD (création des nouveaux départements et unités de recherche et de service en 2000, Plan de Modernisation et de Simplification Administratives en 2002, pour ne citer que les plus récentes), les vagues de mesures actuelles, décidées et appliquées dans la hâte, tendent à dessiner une politique qui laisse peu de place à la recherche pour le développement. Sous pression, les personnels se concentrent sur les modalités de mise en œuvre de ces mesures plus que sur leurs finalités. Nous en donnerons quelques illustrations.

Tout d’abord, la délocalisation du siège de l’IRD. A la suite de la décision du Comité interministériel d’aménagement et de compétitivité du territoire (CIACT) datant du 6 mars 2007, l’institut doit déménager à Marseille. Cette décision n’est pas problématique en soi ; elle le devient lorsque ce déménagement passe par une mascarade d’appel à candidature auquel ont inutilement répondu de nombreuses villes, lorsqu’elle se heurte à l’opposition massive des personnels qui, en l’absence de toute politique d’accompagnement, ne suivront pas l’institution dans sa nouvelle implantation, lorsqu’elle se fait dans la précipitation avec installation dans des locaux provisoires suivie d’un nouveau déménagement. Difficile, dans ces conditions, de ne pas craindre les conséquences d’une telle mesure sur l’organisation, la continuité et l’efficacité de l’IRD dans les années à venir.

Dans le même temps (depuis septembre 2006), la direction a mis en place une politique de rapprochement entre les Unités de Recherche (UR) de l’IRD, les universités et le CNRS, avec une incitation forte à la création d’Unités Mixtes de Recherche (UMR), l’objectif affiché étant d’ « umriser » 75 % des unités de recherche. Là encore, cette orientation n’est pas problématique en soi, s’il s’agit d’attirer et de soutenir les chercheurs universitaires à s’investir, dans de bonnes conditions, dans la recherche sur les questions de développement concernant les pays du Sud. Néanmoins, la précipitation de la réforme et la pression mise à son application entraînent bien davantage à un démantèlement des forces existantes qu’à leur renforcement, notamment au sein des Universités. Les Directeurs d’UR sont fortement incités à proposer des projets de recomposition avant la fin de leur mandat (le 31/12/2008), de façon à rentrer dans les calendriers universitaires de renouvellement des UMR. Selon Michel Laurent, Directeur Général, le nombre d’unités propres de l’IRD « devrait devenir largement minoritaire au cours des années qui viennent » (26 octobre 2006, Note sur le plan d’action relatif à la politique scientifique de l’IRD). On risque ainsi d’assister à une désorganisation forte des chantiers et programmes de recherche en cours. Les Unités de Recherche se fragmentent aujourd’hui au gré des alliances de court terme ou frappent en nombre à la porte du même laboratoire. Les chercheurs doivent apprendre à se connaître du jour au lendemain, tant sur le plan personnel que scientifique. Plus grave encore, la spécificité de l’IRD est mise à mal, en particulier en ce qui concerne l’implantation multirégionale fréquente des Unités de Recherche et la place particulière des partenaires du Sud. Alors que les Unités de Recherche étaient conçues sur une orientation problématique et thématique basée sur un partenariat Nord-Sud prépondérant, ceux-ci ne sont pas la priorité des nouvelles UMR. Dans cette logique d’urgence, les questions qui dessineront la recherche pour le développement de demain ne sont pas posées : quelle place dans ces UMR pour les équipes associées du Sud ? Quelles modalités d’accueil et de reconnaissance de leurs travaux pour nos collègues africains, asiatiques et latino-américains ? Quel financement pour des missions de longue durée, combinant travail de terrain et coopération scientifique ?

En d’autres termes, l’IRD est simultanément vidé de ses chercheurs, appelés à s’intégrer aux laboratoires universitaires, et de ses administrateurs et ingénieurs, qui refusent de s’embarquer dans un déménagement décidé sur des bases politiciennes. Or, au même moment, se met en place l’Agence Inter-établissements de la Recherche pour le Développement (AIRD) dont l’IRD doit devenir le principal pilote (avec le CIRAD). Le 18 mai 2006, le Comité Interministériel de la Coopération Internationale et du Développement (CICID) en a ainsi décidé : l’IRD évoluera vers une « fonction d’agence d’objectifs, de programmes et de moyens », fonction reprise dans le contrat d’objectifs (2006-2009) de l’IRD, signé le 28 juin 2006. La démultiplication des Agences créées par le gouvernement (ANR, AERES) permet de mettre en place des actions ponctuelles, éventuellement très prometteuses scientifiquement, mais pas du tout comparables dans leur principe avec les tâches évoquées précédemment pour la recherche Nord-Sud. L’AIRD signe ainsi la séparation de la fonction de recherche elle-même des fonctions avec lesquelles elle s’articulait jusque là : pilotage de la recherche pour le développement d’une part, appui et formation aux communautés scientifiques du Sud, d’autre part. De fait, aux dires même de son Secrétaire Exécutif Permanent, l’AIRD est aujourd’hui une « agence de moyens sans moyens et sans statut », qui est pourtant censée incarner l’avenir de la coopération avec le Sud (présentation de l’AIRD par Bernard Pouyaud, 3 avril 2007, IRD Bondy). En définitive, la recherche pour le développement, qui repose sur la mise en place de partenariats de long terme avec nos collègues du Sud, devra donc, dans les prochaines années, naviguer à vue, sans aucune garantie quant à un financement que l’AIRD ira chercher au cas par cas.

Un exemple supplémentaire du nouveau visage de la recherche pour le développement nous est donné par le récent appel à projet de l’Agence Nationale pour la Recherche (ANR) pour les sciences humaines, intitulé « Les Suds, aujourd’hui ». Copiloté par l’ANR et l’AIRD, cet appel avait pour vocation de « faciliter la participation des équipes et laboratoires partenaires des Suds » (voir texte de l’appel sur le site de l’ANR http://www.agence-nationale-recherche.fr/). Pourtant nos collègues des Suds n’ont de fait pas le privilège d’y apparaître comme de « vrais partenaires » mais sont considérés comme des « équipes collaboratrices internationales » qui doivent soit assurer leur propre financement, soit être en position de prestataires de service. En d’autres termes, ou les chercheurs du Sud n’ont pas besoin de nous, ou ils sont de simples sous-traitants au service des chercheurs du Nord. De plus, l’ANR « Les Suds, aujourd’hui » n’a pas non plus vocation à attribuer des allocations de recherche à des doctorants (du Nord bien entendu !) qui ne pourront bénéficier que de vacations ne dépassant pas six mois. Comme s’il était d’ores et déjà vain de contribuer à la formation des futurs acteurs de la recherche pour le développement de demain…

Pas d’accueil de longue durée de chercheurs et enseignants-chercheurs français dans les Suds, pas de renforcement de la recherche des Suds, pas de formation permanente à la recherche au Sud : est-ce bien cela que désirent les partisans d’une prompte disparition de l’IRD ? A supposer même que l’on adopte un point de vue strictement égoïste, ne tenant pas compte de l’opinion des pays des Suds, la France a-t-elle intérêt à cesser d’élaborer des connaissances de pointe sur les évolutions de ces régions du globe ? C’est en effet une recherche reconnue au niveau international que celle des chercheurs français sur les Suds. Ne donne-t-elle pas à la France, outre un certain rayonnement, une certaine capacité à anticiper les situations et à éviter les erreurs les plus graves ? Ne serait-il pas souhaitable de débattre de ces questions, avant que les réformes actuelles aient définitivement cassé les dynamiques patiemment construites au cours des dernières décennies et découragé les meilleurs talents de se mettre au service de la recherche aux Suds ? A l’heure où on parle d’encourager le « co-développement », la volonté de démanteler l’IRD, sans aucune proposition sérieuse et cohérente pour assurer la continuité de ses fonctions, semble pour le moins paradoxale.

Dominique Couret, Elisabeth Cunin, Evelyne Mesclier
Institut de Recherche pour le Développement
1er juin 2007

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Dominique Couret, Elisabeth Cunin, Evelyne Mesclier Institut de Recherche pour le Développement 1er juin 2007



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